Querelle d'héritage dans la gauche française : Mais foutez lui la paix, à Jaurès !

Faut-il que la gauche française doute d'être vivante, pour qu'elle se dispute
ses morts...
« Reviens, ils sont devenus fous », pouvait-on lire sur le ruban de la gerbe
déposée par Mélenchon au pied d'une statut de Jean Jaurès à Carmaux. Etrange
paraphrase d'un célèbre slogan de la résistance (pacifique) tchécoslovaque à
l’intervention soviétique contre le «Printemps de Prague» de 1968 (c’était
alors: « Lénine, reviens, ils sont devenus fous », comme si Lénine pouvait être
pris pour une sorte de parrain du « socialisme à visage humain »...); on n’en
était pas, il est vrai, à une confusion près. Et toujours pas à une récupération
près, avec l’usage que les uns et les autres font de la référence à Jaurès. Et
cela dure depuis un siècle : sitôt assassiné, Jaurès est brandi par les
sociaux-patriotes (alors qu’il n’avait cessé de s’opposer à ceux qui voulaient
la guerre) comme étendard pour aller casser du Boche, et par les
sociaux-pacifistes comme prophète du refus prolétarien de la guerre. Puis, la
révolution russe étant passée par là, au moment de la fondation de
l’Internationale communiste (IC), on vit Jaurès être invoqué autant par ceux
qui, au sein du parti socialiste français (la SFIO) voulaient rejoindre l’IC et
qui accouchèrent du Parti communiste française (en récupérant au passage, comme
son organe officiel, L'Humanité fondée par Jaurès) que par ceux qui, comme Blum,
voulaient « garder les clefs de la vieille maison », fondée par Jaurès et Guesde.
« Reviens, Jaurès » -mais pour dire quoi, et à qui ? Qui sont ceux qui sont «
devenus fous » ?
On voit aujourd’hui les « socialistes de gouvernement » à la
Hollande comme la «gauche de la gauche» à la Mélenchon s’abriter sous l'ombre de
Jaurès. Elle est grande, il est vrai, au point de couvrir les uns et les autres.
Jaurès était réformiste (ce que le PS n'arrive même plus à être) mais aussi
révolutionnaire (ce à quoi la «gauche de la gauche» a renoncé depuis longtemps,
hors des discours) –révolutionnaire de cette espèce qui ne renonce pas aux
réformes pour prôner le grand chambardement, quoi qu’il en coûte à ceux au nom
de qui on le prône, ni à la révolution pour se plier à des compromis aux allures
de compromissions.
A chacun son Jaurès : il fut « socialiste de gouvernement », mais sans jamais
être au gouvernement, et en étant aussi un socialiste de rupture avec des
gouvernements « de gauche » infidèles à leurs promesses. Bourgeois de province
passé au mouvement ouvrier, croyant et défenseur de la laïcité (mais voyant en
le socialisme la réalisation des promesses du christianisme), partisan, au nom
de la défense de la République contre des forces qui la voulaient renverser, de
la participation minoritaire de socialistes à un gouvernement de coalition
majoritairement de droite, il fut aussi un opposant rigoureux aux forfaitures
des carriéristes « de gauche » . Il fut, avant que l’expression devienne un lieu
commun, défenseur d’un « front républicain » avec la droite démocratique contre
l’extrême-droite ultranationaliste et antisémite, mais aussi l’un de ceux qui
appelèrent à la préparation d’une grève générale contre le gouvernement de la
République se préparant, lui, à la mobilisation générale contre l’Allemagne.
De n’avoir cessé de vouloir conjuguer la liberté et l’égalité, d’être à la fois
réformiste et révolutionnaire, légaliste et insoumis, aurait dû éviter à Jaurès
de devenir cette sorte d’icône que des héritiers plus présomptueux que
présomptifs se disputent –las, les temps et les hommes politiques étant ce
qu’ils sont, sa référence devient un enjeu symbolique pour des concurrences bien
en deçà de ce qu'il représente. Et de l'enjeu symbolique à la sacralisation, de
la référence à la révérence, le pas (de clerc) est trop aisé, et faire d'un
combattant une icône est peut-être la pire trahison que l'on puisse lui infliger.
Faut-il que la gauche française doute à ce point d'être encore vivante, pour
qu'elle se dispute ses grands morts...
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