Migration mondiale et illusions nationales : Une Suisse exorbitée ?


 La "question de l'asile" et la panique, réelle ou feinte (ou, pour le dire autrement, pathologique ou calculatrice) face à la "plus grande vague migratoire en Europe depuis la Deuxième Guerre Mondiale") ne pouvait pas ne pas s'inviter dans la campagne électorale : selon le "baromètre électoral" de la SSR, en septembre, la migration serait même le problème le plus urgent que les élus de dimanche prochain, et les élus de ces élus lorsqu'il s'agira pour le parlement fédéral de déterminer la composition du gouvernement, auront à traiter. On sait déjà comment l'UDC entend traiter le problème : en piétinant le droit d'asile et en dégradant les conditions d'accueil et d'hébergement des requérants -elle a d'ailleurs lancé un référendum contre la révision de la loi d'asile, pour le seul motif qu'au terme de cette révision, dont plusieurs points sont d'ailleurs contestables du point de vue de la défense du droit d'asile, les requérants auraient droit à une assistance juridique gratuite. Pour le reste, l'UDC demande que la Suisse sorte du système des accords de Schengen et de Dublin, c'est-à-dire mène une politique migratoire solitaire dans un contexte de migration mondiale. Les blochériens ne croyant pas eux-mêmes à la pertinence de leurs propres propositions, on devrait se dire qu'aucun poisson, si stupide que puisse être un poisson, ne le serait au point de mordre à un tel hameçon -mais le "pessimisme de la raison" balançant l'"optimisme de la volonté", on se dit aussi que rien n'est impossible dans un pays où près d'un-e citoyen-ne sur trois est persuadé que la Suisse est une exoplanète exorbitée, voire une galaxie, à elle toute seule.

Ce dont notre histoire se fout : les frontières.


La Suisse devrait (et elle peut le faire sans difficulté majeure) accueillir une trentaine de milliers de requérants d'asile, toutes provenances confondues mais dont une majorité de Syriens, d'ici la fin de l'année ou de l'année prochaine. C'est une vingtaine de pourcent de plus qu'en 2014, mais cela ne pèse tout de même que moins de quatre pour mille de la population résidente. Moins que la population de Vernier, à répartir dans toute la Suisse : une paille, pas une poutre. Le président du PSS, Christian Levrat, résume : "On ne peut décemment laisser mourir des être humains en mer ou sur nos routes et des mesures urgentes doivent être prises. Cela passe notamment par la réintroduction des demandes d'asile dans les ambassades, l'accueil de contingents supplémentaires, une coordination européenne selon une clef de répartition des réfugiés et l'ouverture de couloirs humanitaires sécurisés et légaux". A quoi on ajoutera l'octroi d'une protection provisoire collective à tous les requérants provenant de pays en guerre. Voilà pour les choix à faire par la Suisse -son parlement, son gouvernement. Or il est évident,  même pour ceux qui le nient, qu'aucun parlement national, aucun gouvernement national, ne peut "maîtriser" une migration comme celle qui se produit en ce moment : l'UDC obtiendrait-elle à elle seule la majorité absolue des sièges au parlement fédéral et au Conseil fédéral qu'il n'y aurait pas un immigrant de moins, pas un requérant d'asile, pas un réfugié de moins en Suisse. Mais beaucoup plus de clandestins, de sans-papiers, de détenus dans des centres de rétention, en attente d'une expulsion impossible.

Il y a plus de deux millions de réfugiés syriens en Turquie, et deux autres millions entre le Liban, la Jordanie et l'Irak. Au Liban, la population a crû de 25 % du fait de l'exode syrien, ce qui, rapporté à la population résidente, équivaudrait à deux millions de réfugiés syriens en Suisse... Or il y a en trois fois moins dans toute l'Europe, Suisse comprise... Et il n'y a pas que le conflit syrien à produire de l'exode : en cinq ans, quinze conflits ont éclaté ou repris dans le monde, sans compter les conflits plus anciens qui n'ont pas cessé, comme au Congo. Conséquence : en dix ans, le nombre de personnes chassées de chez elles par la violence est passé de 38 à 60 millions, et chaque jour voit plus de 40'000 personnes supplémentaires prendre la fuite. Les structures d'accueil dans les pays voisins de la Syrie sont totalement engorgées, les moyens (notamment financiers) manquent, les conditions d'hébergement se détériorent jusqu'à atteindre la limite du supportable -ce qui contribue à pousser les réfugiés plus loin : 80 % des réfugiés en Jordanie survivent en-dessous du seuil de pauvreté local, déjà très bas et "nous ne sommes plus capables de couvrir même les besoins minimaux pour préserver la dignité humaine", reconnaît le Haut Commissaire de l'ONU pour les réfugiés.

En Suisse, comme ailleurs, il n'y a rien d'autre à faire aujourd'hui, sauf à la fois à nier la réalité de l'exode et à renier la signature de notre pays au bas des textes fondateurs du droit d'asile, qu'agir pour que les moyens colossaux consacrés à repousser les migrants soient consacrés à les accueillir comme des réfugiés.  Il est vrai qu'électoralement, cette évidence, cette certitude, ne pèsent guère. Et puis quoi ? Une élection, cela désigne des autorités pour quelques années, la migration, c'est l'état normal de l'humanité depuis des milliers de siècles...

Quatre ou cinq ans de xénophobie d'Etat, cela peut faire de gros dégâts, mais cela n'empêchera pas ce qui se produit depuis cinq cent mille ou un million d'années de continuer à se produire : le mouvement des femmes, des hommes et de leurs enfants à travers, par-dessus, par-dessous ou à côté de ce dont notre histoire d'humains se fout : les frontières.

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