Initiative contre le voile ("islamique" ou non) : Un débat pourri s'annonce...



Il y a un peu plus d'un mois, le "comité d'Egerkinden", qui avait déjà lancé et fait aboutir la burlesque initiative d'interdiction des minarets, a annoncé le lancement d'une initiative "pour l'interdiction de se voiler le visage", intitulé qui lui-même est le voile d'une interdiction du "voile islamique". Une initiative sans enjeu réel, mais à fort enjeu symbolique, et bien portée par le courant à la fois xénophobe et islamophobe qui irrigue les extrêmes-droites de toute l'Europe, sans pour autant que l'on puisse l'y réduire (sauf à considérer que toute dénonciation de l'intégrisme musulman -puisque c'est celui-là qui est en cause, les intégrismes chrétiens, par exemple, ne semblant pas poser de problème- serait à ranger dans le tiroir "extrême-droite" de nos catégories politiques), même si l'essentiel de ses soutiens, elle les trouve à la droite de la droite. L'initiative aboutira donc certainement. Et on aura donc à se prononcer en votation populaire sur son contenu. Et cela présage d'un débat parfaitement pourri sur un texte qui prend bien garde de voiler ses propres intentions et dont les promoteurs assurent eux-mêmes qu'il ne sera pas applicables à celles qui, voilées de pied en cap, ont assez de pognon à dépenser dans les boutiques de luxe (ou les Fêtes de Genève...) pour pouvoir échapper à la proscription de leur "voile islamique", étrangement indifférent aux islamophobe dès lors qu'il empaquette de riches touristes.


"Dans la balance, des millions de francs d'un côté", ceux du tourisme, "et une valeur toute bête de l'autre : des femmes libres"

D'entre les arguments fournis à l'appui de l'interdiction du "voile islamique" (compte tenu de l'incertitude en laquelle ces arguments nous laissent quant à savoir si on veut l'interdire parce qu'il voile ou parce qu'il est islamique), il y a celui de l'exigence du respect des "traditions", de la "culture occidentale" et du "mode de vie" suisse. Ce qui suppose d'abord que les "voilées" ne sont, ontologiquement, pas "occidentales", pas "suisses" même si elles en ont la nationalité, même si elles le sont "de souche". Mais à quelles "traditions", à quelle "culture occidentale", à quel "mode de vie" suisses se réfère-t-on, là  ? à celui des Pâquis ou à  celui de la campagne appenzelloise ? A celui des darbystes du Jura ou des agnostiques tessinois ? à  celui des intellectuels socialistes zurichois ou des petits commerçants udécistes thurgoviens ? En attendant, le Conseil fédéral a admis qu'une interdiction de se dissimuler le visage, telle que celle votée par 65 % des Tessinois en 2013, et qui ressemble beaucoup à une loi française admise par la Cour européenne comme parfaitement compatible avec la Convention des droits de l'Homme, était valide. Autrement dit, légale et compatible avec la constitution, du moins tant qu'elle ne vise pas spécifiquement la voile supposé "islamique" et n'a donc pas de connotation spécifiquement religieuse, qu'elle prévoit des exceptions et ne concerne pas les lieux de culte. Par ailleurs, le Tribunal administratif de Saint-Gall a autorisé une élève à porter le voile à l'école, en considérant que l'interdiction de ce port, décidée par le Département de l'Instruction publique, était "excessive". Les parents de l'élève refusaient, eux, d'envoyer leur fille à l'école si elle devait y enlever son voile. Refus qui ne semble donc pas avoir été lui aussi jugé "excessif" par le tribunal. L'initiative "antivoile" est donc compatible à la fois avec le droit suisse et le droit international.
Pour autant, aucune organisation de défense des droits humains ne la soutient, ni, du moins à notre connaissance, aucune organisation féministe, lors même que la symbolique du voile, et l'histoire de l'obligation faite aux femmes -et seulement aux femmes- de le porter aurait pu sinon justifier, du moins expliquer un appui à l'initiative de la part de ces milieux. C'est que l'interdiction du voile est portée essentiellement par des milieux (l'UDC, l'UDF, notamment) dont le féminisme est aussi improbable que leur attachement à la laïcité. C'est aussi que cette interdiction a ceci en commun avec la prescription du port du voile qu'elle est parfaitement méprisante du choix personnel des femmes de porter ou non ce signe par ailleurs plus coutumier que religieux (ou, lorsqu'il est religieux, l'est au sens le plus intégriste). Et c'est aussi qu'une telle mesure n'aura aucun contenu de solidarité avec les combats des femmes dans les pays où le voile est une obligation. Et c'est enfin parce que l'on sait pertinemment que l'interdiction du voile ne sera pas appliquée là où elle serait une entrave à la recherche de profits fort triviaux, car même l'islamophobie est soluble dans le commerce.

"On n'a pas à demander aux musulmans d'être d'accord entre eux. On leur dit "voici les règles"", résume le maire socialiste de Sarcelles, François Pupponi. Mais ce qu'il dit des musulmans vaut pour les chrétiens ("en 1905, les catholiques n'étaient pas franchement d'accord avec les règles que l'Etat leur posait", rappelle-t-il), les juifs, les athées... et tous les autres. A chacun-e, ensuite, de se confronter aux règles valables "pour toutes et tous, sans privilège" ni discrimination. A chacun-e, donc, de mesurer ce qu'il peut en rapporter de respecter ces règles et en coûter de ne pas les respecter, et de choisir l'une ou l'autre attitude, la pire des situations étant sans doute celle où l'Etat pose une règle et s'empresse ensuite d'autoriser d'y déroger, comme on s'apprête à le faire au Tessin après le vote populaire en faveur de l'interdiction de la voilure "islamique" : là, on cherche le moyen de ne pas appliquer aux riches touristes du Golfe, la règle qu'on a approuvée, tout en l'appliquant aux moins riches résidentes ou aux pauvres immigrantes.
"Dans la balance, des millions de francs d'un côté", ceux du tourisme, "et une valeur toute bête de l'autre : des femmes libres", commente Mireille Vallette dans "Le Temps" du 2 avril. Et comme on connaît nos sociétés et ce qui les meut, on n'a aucun doute sur le côté vers lequel penchera la balance : celui des millions lourds du tourisme, pas celui de la valeur légère des droits des femmes - auxquels on aura pourtant, jusqu'à  plus soif, proclamé qu'on adhérait.

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