Genève : manif casseuse au prétexte de la défense de la culture alternative


   
Providentielle diversion


On a attendu un peu avant de vous livrer nos états d'âme sur la manif casseuse de samedi, à Genève, convoquée au prétexte de la défense de la culture alternative. On a attendu le temps de laisser dégoiser les blaireaux et de nous repaître des commentaires hallucinés foisonnant sur les réseaux sociaux (on vous recommande notamment les délires miliciens du président du Conseil municipal de la Ville de Genève, qui appelle notamment les "commerçants" à s'armer et à tirer dans le tas). Le débat, ou ce qui en tient lieu, que suscite l'événement se situe lui-même au niveau spéléologique d'un échange décérébré d'invectives, avec la sommation, d'un côté, de condamner sans chercher à comprendre, et de l'autre de se solidariser sans essayer de réfléchir : avec son fameux "ni rire,ni pleurer, mais comprendre", Spinoza passerait auprès de chaque camp pour un suppôt du camp adverse... Et la défense de la culture alternative et de ses lieux, dans tout ça ? Oubliée. Providentielle diversion opérée par la casse, pour les épurateurs culturels.

"Pendant que les fonds publics s'écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages"
(Arthur Rimbaud)


On a donc à Genève, samedi, célébré (avec un peu d'avance) le solstice d'hiver. Une manif annoncée depuis une semaine a "dégénéré" en casses, en tags et en jets de peinture. Le Maudet en chef à affirmé qu'on avait eu affaire à des "casseurs professionnels". Il y avait donc des professionnels sur le terrain -et de toute évidence le Securitissime de Piogre n'en était pas. Ni sur le terrain, ni au nombre des professionnels. Le sabbat des présumés "anarchistes" a enflammé media et réseaux sociaux, et on a à peu près tout vu, tout entendu, tout lu, des mouvements de menton de SuperMaudet aux menaces personnelles de Médor lancée à tel conseiller municipal socialiste qu'il a dans le collimateur. "On se calme, de toute urgence, et on remet un peu d'ordre dans la rue et dans les esprits", adjure l'édito de la "Tribune de Genève" d'hier. Un peu d'ordre dans les esprits, oui. A commencer par ceux qui, pour qualifier les effets d'une petite émeute, nous parlent de "chaos" (Le "Temps" ) ou de "grand saccage" (la "Tribune de Genève"), et à qui il nous prend, fugacement, l'envie d'offrir un billet d'avion pour aller visiter une ville réellement saccagée, livrée au chaos, histoire qu'ils comprennent ce que les mots qu'ils utilisent signifient en  réalité.

Plus que scandaleuse, la casse dans la manif de samedi est consternante. Pas parce que c'est une casse, mais parce qu'elle est particulièrement stupide, surtout si on la justifie comme une réponse aux politiques d'épuration culturelle de la droite coagulée. Une idiotie n'en compense pas une autre, mais s'y ajoute.  Il ne devait guère y avoir de "subventionnés" dans les manifestants. Il ne devait même y en avoir aucun. Et pas davantage d'acteurs de la culture alternative. Des consommateurs, sans doute, mais ne la consommant pas différemment, au fond, que les spectateurs du dernier épisode de Star Wars consomment leur feuilleton.
"Nous prenons la rue car elle se passe des subventions qui servent maintenant à faire chanter les lieux de culture alternative", proclamait l'invite à manifester -mais le désengagement culturel des collectivités publiques, et la situation précaire des "lieux de culture alternative", le "Black Block" n'en a à cirer. Pas plus que de l'avenir de l'Usine. Les amalgames qui tentent d'associer les casses de samedi  aux milieux culturels genevois sont "déplacés, injustes et irresponsables", a réagi Sami Kanaan. Comme les hooligans se saisissent du prétexte d'un match de foot, le "black block" se saisit du prurit d'épuration culturelle animant la droite genevoise. On est dans les deux cas dans le rapport d'un prétexte à un défoulement. Et d'un défoulement qui devient lui-même prétexte à d'autres défoulements, politiques, bureaucratiques, du camp d'en face, comme lorsqu'il s'était saisi de quelques tags tracés à la faveur d'une manif de soutien à l'Usine, pour "geler" la subvention au centre culturel alternatif (sans d'ailleurs y arriver, puisque ces pitres n'avaient même pas été foutus de respecter les formes légales d'une délibération municipale). "La culture alternative, c'est la violence et la destruction", a déclaré Gominator (qui, lui, est non-violent et constructif), avant que d'exiger la fermeture de l'Usine, comme si elle était forcément pour quelque chose dans les "débordements" de la manif (elle n'y est pour rien -elle n'est même pour rien dans la manif elle-même).

"Le Temps", encore tout tremblotant de peur rétrospective, a beau la qualifier de "manifestation anarchiste", la "sauvage" de samedi n'avait en réalité aucun contenu politique, et n'était pas plus "anarchiste" qu'une casse d'après-match de supporters de foot bourrés.  Dans les années soixante, les situationnistes saluaient les émeutes et les pillages dans les villes d'Amérique du nord, et les bastons des "blousons noirs" en France -sans faire ni des unes le signe d'un mouvement révolutionnaire, ni des autres des insurgés, mais en faisant des unes et des autres les marques d'une résistance paradoxale et festive au règne de la marchandise. Paradoxale, parce que les émeutes et les pillages, quelque signification subversive que des intellectuels de haut vol (comme Guy Debord) aient pu leur donner, ne sont finalement que le signe d'une adhésion frustrée à la mercantilisation : on détruit ou on vole ce qu'on n'a pas les moyens de s'offrir, mais ce faisant, on n'en conteste pas la place -juste le prix. Et festive, comme pouvaient l'être les Fêtes des Fous du Moyen-Age. Des fêtes qui laissaient, une fois terminées, l'ordre social tel qu'il était, et le pouvoir politique en place, comme avant que la fête commence...

La droite coagulée manifeste son existence en coupant dans les subventions, les derniers reliefs de l'ultra-gauche en cassant des vitrines : chacun son terrain -mais les deux sont au-dessous du niveau minimum d'intelligence politique. Et cela n'a rien à voir avec le respect ou non de la légalité, des vitrines et des façade. Cela a à voir avec le sens qu'on est capable (ou non) de donner à ce que l'on  fait. La colère est légitime. Pas la connerie. Et la colère est insuffisante (la connerie se suffisant à elle-même). Une idiotie n'en compense pas une autre, mais s'y ajoute. Celle de la casse de vitrine pour l'orgasme de la casse de vitrine s'ajoute à celle de la casse culturelle et de la casse sociale pour montrer qu'on existe politiquement.  On condamnera la bêtise et l'inculture des justifications des actes de samedi dernier, comme on condamne la bêtise et l'inculture des politiques d'épuration culturelle. On condamnera l'irresponsabilité consistant à donner à ceux que l'on prétend combattre des armes supplémentaires pour écraser ceux que l'on prétend défendre, comme on condamne l'hypocrisie des appels "au feu" lancés par les pompiers pyromanes de la répression culturelle.

Ce n'est pas que l'on soit légalistes par principe, non violents par vocation et allergiques aux manif sauvages, c'est qu'on essaie de donner à un défi la réponse qui lui convient et permettra de le remporter. Le défi, c'est de maintenir, et d'élargir, les espaces de libertés, d'expérimentation, de création culturelles -et d'entre eux, les espaces de la culture alternative. La réponse pourrait ne pas être calme et légale, si elle était efficace et cohérente. Elle ne le fut pas samedi. Cette réponse à ce défi, défendre la culture alternative, voire la culture tout court (le mercantilisme ne trie pas entre le Grand Théâtre et l'Usine, lui) ne sera pas donnée par des pots de peinture contre la façade de l'Opéra, ou des vitrines de bijouteries brisées, ou une échoppe de vapoteurs vandalisée. Elle sera donnée par la construction d'un rapport de force faisant plier les fossoyeurs de la politique culturelle en tant que telle (c'est-à-dire de toute politique culturelle digne de ce nom) -construction à quoi la coalition "La Culture Lutte" (qui a condamné la casse d'il y a trois jours, et s'est désolidarisée de ses organisateurs) se voue, en organisant précisément la résistance de la culture et de ses acteurs, des institutions aux lieux alternatifs, aux forces qui la veulent réduire à un loisir consommable, rentable -et surtout, surtout, paisible.
Cette résistance à l'inculture peut se faire dans la rue comme dans les parlements et dans les urnes. Mais dans la rue aussi, on attend d'elle qu'elle soit efficace et cohérente.
 Il n'est pas interdit d'être moins stupide que ses adversaires.

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