Offensive générale contre l'aide sociale


Naissance du Quart Etat

Si méprisante qu'elle soit à l'égard de celles et ceux qu'elle vise et contraint, et si absurde qu'elle soit du trivial point de vue de l'efficacité, la volonté de la droite municipale genevoise de transformer une allocation sociale (celle de rentrée scolaire) en aumône accordée en bons a quelque chose d'exemplaire de la dégradation continue des politiques et des pratiques d'aide sociale, à Genève et en Suisse, depuis plus de dix ans. 13 % de la population genevoise reçoit une aide sociale,mais un tiers de celles et ceux qui pourraient en bénéficier ne la sollicitent pas. Ce taux de 13 % est stable, alors que la population augmente, ce qui signifie que le nombre de personnes vivant dans la précarité augmente et que, comme le Conseil d'Etat lui-même le reconnaît, une part de plus en plus importante de la population genevoise est menacée de pauvreté : le nombre de chômeurs en fin de droit s'accroît, celui des emplois mal rémunérés aussi (5,5 % des travailleuses et des travailleurs sont des "travailleurs pauvres" dont le salaire ne suffit pas à couvrir les besoins). L'Hospice traitait 13'000 dossiers d'aide sociale en 2015, et en 2016, ce record a été battu, le nombre de personnes bénéficiant du Vestiaire Social a doublé entre 2014 et 2015, le nombre de repas gratuits offerts par les colis du coeur est passé entre 2015 et 2016 de 80'000 à plus de 100'000... Et c'est ainsi, du Tiers Etat, naît un Quart Etat. Sans qu'un Sieyès ne s'avise de rappeler que n'étant rien, il rêve tout de même d'être quelque chose.


"Certains esprits chagrins s'inquiéteront du grand nombre de pauvres" (Jonathan Swift)


L'aide sociale publique obéit, en Suisse comme ailleurs, à deux principes : celui de subsidiarité (elle est accordée quand les autres sources possibles de revenu sont taries ou ne suffisent pas à couvrir les besoins d'existence) et celui de finalité (elle est accordée quelle que soit la cause de la situation qu'elle est vouée à améliorer). Cela, ce sont les principes, mais l'absence d'une législation les précisant a pour résultat une inégalité criante dans l'accès à l'aide sociale publique selon les cantons, et même selon les communes et une tentation permanente de réduire cette inégalité non pas en mettant les cantons et les communes les plus pingres au niveau de ceux et celles qui assument réellement leurs responsabilités, mais au contraire en réduisant les engagements de ces cantons et de ces communes responsables (c'est ainsi qu'à Genève, le canton n'a accordé qu'à la Ville de Genève le droit de verser des allocations complémentaires à celles que le canton lui-même accorde, la droite municipale se chargeant de réduire ce droit arraché par la Ville, et la Ville seule, en une résurrection de la charité paternaliste et stigmatisante).

Parallèlement à la réduction constante des prestations publiques d'aide sociale, on assiste à une dénaturation de leur fonction : on ne les accorde plus en fonction du critère prioritaire du besoin, mais en fonction d'un critère devenu au moins aussi important : celui des "efforts" des ayant-droit pour mériter l'aide qu'on leur accorde. Il ne suffit pas d'être pauvre, il faut être un pauvre méritant. Et si on n'est pas reconnu méritant, on est puni par une réduction de l'aide, voire par sa suppression. Le délit d'"abus social" (ou d'"abus de l'aide sociale") est entré dans le code pénal et est même devenu un motif d'expulsion de Suisse pour les étrangers qui en seraient reconnus coupables.

Malgré tout, le nombre de bénéficiaires d'une aide sociale publique est en constante augmentation, signe d'une constante augmentation de la précarité. A cette augmentation, et à celle des dépenses consacrées à l'aide sociale, la réponse est toujours la même : l'abaissement des barêmes de l'aide, la contestation de ces barêmes eux-mêmes, et de leur élaboration par la Conférence suisse des institutions d'aide sociale (CSIAS). Les barêmes de la CSIAS (ses "normes de calcul de l'aide sociale") ont beau n'être qu'indicatifs (les cantons en font ce qu'ils veulent, les respectent ou non, les intègrent ou non dans leurs lois), ils deviennent la cible de la droite (et tout particulièrement de l'UDC), au point que, cédant aux pressions politiques, la CSIAS a par deux fois, en 2005 et 2015, abaissé ses normes. Au final, les montants de base ont décroché de l'évolution des prix et de celle des salaires et sont de 10 à 20 % inférieurs à ce qu'ils seraient s'ils avaient suivi ces évolutions. De leur côté, les cantons ont souvent supprimé purement et simplement des allocations spécifiques, comme l'allocation d'intégration. A la pression sur les ayant-droit s'ajoute celle sur les travailleurs sociaux, qui doivent s'occuper chacun d'un nombre croissant de cas, jusqu'à ne plus pouvoir s'en occuper sérieusement, faute de personnel et de temps suffisants.

Un réseau de réflexion, le "Denknetz", marqué à gauche, propose une alternative à cette évolution calamiteuse : l'introduction d'une sorte d'"assurance générale du revenu", un peu sur le modèle des prestations complémentaires à l'AVS,avec des indemnités journalières permettant d'atteindre le niveau d'un revenu de base garanti. Le "Denknetz"soutient en outre, notamment, l'introduction de salaires minimaux à un niveau suffisant pour réduire le nombre de "travailleurs pauvres" devant avoir recours à l'aide sociale.

Les propositions du "Denknetz" sont modestes ? Peut-être. Mais, modestie pour modestie, elles sont tout de même plus conformes au mandat constitutionnel fédéral (la garantie du droit à l'aide sociale) que cette autre, et plus célèbre "modeste proposition", celle de Jonathan Swift* pour réduire le nombre, dont seuls "certains esprits chagrins s'inquiéteront", de pauvres en Irlande : manger leurs enfants.
Il est vrai qu'en Suisse, on est plus modéré. On ne bouffe pas les pauvres. On se contente de les oublier. Et seuls "certains esprits chagrins" s'en inquiéteront"


* MODESTE PROPOSITION POUR EMPÊCHER LES ENFANTS DES PAUVRES D'ÊTRE À LA CHARGE DE LEURS PARENTS OU DE LEUR PAYS ET POUR LES RENDRE UTILES AU PUBLIC

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