Quand les états d'âme de la gauche française nous gonflent grave


Macron-Le Pen, kif kif ?  ?

Il faut bien l'avouer : les états d'âme de la gauche française (et circonvoisine) face au choix électoral entre Macron et Le Pen commencent à nous gonfler grave. Il n'y aura donc pas vraiment de "front républicain" contre la candidate du FN au deuxième tour de la présidentielle française, dimanche. Certes, les principaux candidats ont tous appelé à "faire barrage à l'extrême-droite", Fillon et Hamon appelant clairement à, pour cela, voter pour Emmanuel Macron, et les principaux partis (la "France insoumise" ne se concevant pas comme un parti) à "battre Marine Le Pen" (les "Républicains" ne se résolvant pas à prononcer le nom de Macron). Mais après le premier tour déjà une bonne partie de l'électorat de François Fillon et de celui de Nicolas Dupont-Aignan partait grossir les rangs de celui de la candidate d'extrême-droite, pendant qu'une autre bonne partie de ces deux électorats, mais aussi de celui de Jean-Luc Mélenchon, menaçait de s'abstenir ou de voter blanc. C'était déjà le mot d'ordre du PCF en 1969 -mais lui refusait de choisir ("blanc bonnet, bonnet blanc") entre Pompidou et Poher, c'est-à-dire entre deux candidats de la droite démocratique, pas ("blanc bonnet, bonnet brun") entre un candidat centriste et une candidate d'extrême-droite. Et en 2002, toute la gauche, de son aile la plus centriste à la gauche révolutionnaire, avait avec la droite démocratique appelé à voter  contre Le Pen, pour Chirac, quitte à se contenter du "contre" et à ne le traduire en"pour" qu'après s'être bouché le nez. Serait-on passé du "tous contre Le Pen" à "tous contre Macron" ? O tempora, o mores, comme disait Ciceron...


"Français, encore un effort pour être républicains" (Sade)

C'est pourtant tellement simple, un choix binaire. Simpliste, même, et stupidement incontournable : c'est elle ou lui. Toutes les voix qui manquent à l'un (ou l'une) lui manquent face à l'autre. Et donc favorisent l'autre. Mais on a bien perçu, vu, entendu, lu la difficulté, voire l'impossibilité, pour les porte-paroles de la "France insoumise", et pour Méluche lui-même, d'appeler clairement à voter contre Le Pen -ce qui, dans une élection majoritaire où on ne tient pas compte des bulletins blancs dans le calcul de la majorité, équivaut forcément à appeler à voter pour Macron. Toutefois, si Mélenchon ne donne pas de mot d'ordre, ce qui est parfaitement cohérent de la conception qu'il avait de son rôle, il a tout de même dit ce que tout le monde pouvait savoir : que n'ayant jamais voté pour le Front National, il n'allait pas commencer à le faire le 7 mai, et qu'il invitait celles et ceux qui avaient voté pour lui à ne surtout pas basculer vers Le Pen. Pour Mediapart, Edwy Plenel, aussi peu suspect que Mélenchon de complaisance avec ce que peut incarner Macron, est un plus clair : "Contre Le Pen, nous voterons Macron le 7 mai. Ce ne sera pas pour approuver son programme mais pour défendre la démocratie comme espace de libre contestation, y compris face aux politiques du candidat d’En Marche!. Tandis qu’avec l’extrême droite identitaire et autoritaire, la remise en cause de ce droit fondamental est assurée".

La gauche, toute la gauche, aura à combattre Macron lorsqu'il sera président. Mais pour pouvoir combattre le président Macron, il faut qu'il ait battu Le Pen, et le plus lourdement possible. Il ne s'agit évidemment pas de faire de Macron autre chose que ce qu'il est, ou qu'il veut être ("Macron n'appartient pas à la gauche", rappelle Hamon en appelant à voter pour lui, et Alain, en 1930, notait que "lorsqu'on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que l'homme qui se pose la question n'est certainement pas un homme de gauche"). Mais s'il ne s'agit pas de faire de Macron un homme de gauche, il s'agit tout de même de faire la différence entre lui et sa challenger. Renvoyer dos à dos, côte à côte, dans la même poubelle, le libéralisme et le fascisme, le social-libéralisme et le populisme xénophobe, la droite démocratique et l'extrême-droite, c'est une insulte à l'intelligence. Et à l'histoire. Le fascisme, quelque forme et quelque masque qu'il prenne, se constitue contre le libéralisme, dans tous les domaines (y compris l'économie : il est étatiste, dirigiste, protectionniste), tous les champs politiques, sociaux et culturels. Le libéralisme produit la démocratie bourgeoise et les premières déclarations des droits de l'homme (et du citoyen, dans la française), le fascisme produit les camps d'extermination. On ne se contente pas des premières, on ne les équivalera pas aux seconds. Et on fera entre les deux la même différence que fait Benoît Hamon : entre un adversaire politique (Macron) et une ennemie de la République (Le Pen). Même quand l'un se prend pour Bonaparte et l'autre pour Jeanne d'Arc ou Vercingétorix. Macron n'est pas rassurant ? Certes non, et alors ? la France élit-elle sa présidence ou se choisit-elle un papa ou une maman pour la border parce qu'elle a peur du noir ?

On notera au passage que les cathos intégristes (de "Sens Commun" à Christine Boutin) n'ont pas le genre d'hésitations que cultive une partie de la gauche de la gauche : eux appellent à voter "contre Macron". C'est-à-dire, le disant ou non, pour Le Pen. Et c'est parfaitement logique : le libéralisme à la Macron, c'est, dans l'ordre "sociétal", tout ce que peuvent détester les grenouilles de bénitier (mais pas elles seules : dans cet ordre, il y a une gauche plus à droite que la droite libérale). Quant au reste, aux autres champs politiques, à l'économie, aux institutions, les batraciens dévots s'en foutent, et la crise de l'emploi leur importent bien moins que le "mariage pour tous" et la défense de la chrétienté.

Donc, à gauche, si on appelle à voter Macron, on est des suppôts du capitalisme et si on n'appelle pas à voter Macron, on est des suppôts du fascisme ? Nous avons certes depuis longtemps une certaine propension, dans nos familles politiques, à revendiquer chacun et chacune pour soi l'exclusive de la référence : moi, je suis de gauche, pas toi, ou en tout cas ma gauche est plus à gauche que ta gauche... Mais là, Il faudrait tout de même arrêter la machine à remonter le temps : on n'est ni à Munich, ni à Montoire.
Cela dit, si la confusion du fascisme et du libéralisme est insultante à l'intelligence, l'accusation portée contre Mélenchon et la "France insoumise" de se faire les complices de Le Pen et du Front National l'est tout autant, alors que la candidature de Mélenchon, en captant des votes de colère, a réduit la base électorale de Le Pen (sans lui, elle passait certainement en tête du premier tour avec sans doute plus de 30 % des suffrages...) et jeté celle d'une reconquête par la gauche des espaces (des couches et classes sociales, des quartiers, des régions) qu'elle a perdus -par sa seule faute.

C'est un droit démocratique que celui de refuser le choix, forcément réduit, qui est proposé, et le vote blanc, qui exprime ce refus du choix proposé, est donc un droit démocratique. C'est aussi un droit démocratique que de ne pas faire usage de ses droits démocratiques : l'abstention est donc aussi un droit démocratique. Le Pen ne peut être élue que par ceux qui votent pour elle et ne peut être battue que par ceux qui votent Macron, pas par ceux qui votent blanc, ou ne votent pas. A ceux-là, on doit certes faire comprendre qu'il y a urgence à d'abord éviter le pire (Le Pen) pour pouvoir ensuite être en mesure de combattre tout ce qu'il y aura à combattre (au parlement, grâce à un succès aux législatives, ou dans la rue) dans le programme de Macron. Si l'abstention ou le vote blanc expriment surtout un refus de voter pour Macron, un refus de reproduire le "front républicain" qui, au second tour des régionales, avait fait échouer le Front National dans sa conquête des régions (c'est la gauche qui avait été le coeur de ce "front contre Front"), condamner pour traîtrise ou désertion ceux qui s'y réfugieront, avant d'avoir fait quoi que ce soit pour les réengager du bon côté n'est certainement pas plus "responsable" que l'amalgame de Macron à Le Pen dans la même exécration.

La posture consistant à laisser passer Le Pen en susurrant qu'elle "n'est pas pire que Macron", ou à laisser les autres se charger d'arrêter Le Pen, Mélenchon l'avait à l'avance condamnée en 2002, appelant à voter Chirac, contre Le Pen :  « Quelle conscience de gauche peut accepter de compter sur le voisin pour sauvegarder l'essentiel parce que l'effort lui paraît indigne de soi ? Ne pas faire son devoir républicain en raison de la nausée que nous donne le moyen d'action, c'est prendre un risque collectif sans commune mesure avec l'inconvénient individuel ». Comment chasserait-on Le Pen du pouvoir quand on l'aurait par faiblesse, par amnésie ou par sectarisme, laissé s'y installer ? Est-il si inacceptable de l'empêcher "par tous les moyens, même légaux" d'y accéder ? Quelle compromission insupportable y'a-t-il à appeler à voter pour Macron contre Le Pen ? Elle n'est tout de même pas tombée de nulle part, ou venue d'en bas de la société, la candidature de Le Pen... Et le Front National non plus, ne tombe pas du ciel ni ne sourd des géhennes sociales : il vient de Vichy et de l'OAS, pas de la Résistance et de la solidarité internationale... on est bien là dans les racines de l'extrême-droite française. Un peu de mémoire sied à la réflexion : où, et quand, en Europe, la gauche seule, réformiste et révolutionnaire, a-t-elle réussi à faire tomber un régime fasciste, sans alliance avec la droite démocratique ? nulle part, jamais. Lorsque l'extrême-droite arrive au pouvoir, elle n'en sort jamais paisiblement, démocratiquement, pacifiquement. Pour en prendre les exemples paroxystiques, les régimes nazi allemand et fasciste italien ne sont tombés qu'après une guerre menée contre eux à la fois par des libéraux, des conservateurs catholiques, des socialistes et des communistes, des Etats capitalistes et l'Union Soviétique; le régime franquiste est mort parce qu'il était arrivé tout seul à son terme; le régime salazariste parce que les guerres coloniales avaient épuisé son armée; le régime des colonels grecs parce que ses chefs étaient des imbéciles et que sa lamentable opération chypriote a provoqué une invasion turque...

"On se plaint quelquefois que la gauche soit "déchirée". Il est dans la nature de la gauche d'être déchirée", écrivait en 1955 Dionys Mascolo. Mais qu'elle soit "déchirée" ne l'oblige pas à être déchirante. "Français, encore un effort pour être républicains", leur enjoignait Sade. On ne sait pas s'il appelle à voter pour quelqu'un, le Marquis, ni, le cas échéant, pour qui. En revanche, Masoch, on a quelque idée.

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