L'épouvantail de la "densification" plane sur les votations municipales


Samsuffisme ou résistance ?

La "densification" serait-elle devenue (ou re-devenue) à Genève le monstre à abattre et le fléau à combattre ? Les trois votations municipales du 4 mars, portant sur des préavis municipaux concernant des projets de construction de 860 logement à Bernex, Chêne-Bougeries et au Petit-Saconnex, en Ville de Genève, font en tout cas largement usage de ce concept comme d'un épouvantail. Oui, on densifie. Oui Genève est la ville la plus dense de Suisse. Elle l'est d'ailleurs depuis qu'elle est suisse, et déjà auparavant, elle était plus dense que les autres villes de la région. Cela tient évidemment à sa faible superficie (avec plus de 200'000 habitants sur 16 km2, Genève est deux fois et demie moins étendue que Lausanne mais abrite 50 % de population en plus...)  Mais surtout, qu'est-ce que cela signifie, concrètement, la "densité" concrètement, dans la vie des gens (parce qu'une ville, figurez-vous, c'est des gens...) ? La densité de quoi, d'ailleurs ? de population ? de constructions ?  ? le "vieux Carouge", réputé pour sa qualité de vie, est aussi "dense" que les tours de Carouge, et le quartier résidentiel des Tranchées, en Ville de Genève aussi dense que la cité de Meyrin, avec ses grandes barres d'immeubles... L'indice de densité* du projet du Petit-Saconnex est de 1.4 ? La vieille ville de Genève à une densité qui peut dépasser 3.0, les Pâquis une densité qui peut dépasser 3,8... sont-ce des enfers ? Les trois projets combattus densifient, certes, mais fort modérément, dans des quartiers où c'est possible, en assurant des logements aux loyers accessibles et en ayant obtenu l'accord des conseils municipaux. Le résultat des votes municipaux du 4 mars ne sera pas décisif puisqu'il ne porte que sur des préavis et que la décision est en mains du Conseil d'Etat (qui a produit un plan directeur prévoyant la construction de 50'000 logements d'ici 2030) mais il témoignera de la force ou de la faiblesse du "samsuffisme" et de ses nostalgies villageoises.


* Indice de densité (ID) = surface brute de plancher (SPB) divisé par la surface nette à bâtir (SNB), dans laquelle on ne tient compte ni des surfaces vouées à la circulation, ni de celles vouées aux équipements publics, ni de celles consistant en des mails des espaces verts.


Encore faut-il ne pas se tromper d'ennemi...


D'ici à 2030, la population genevoise, en y incluant les zones urbanisées françaises et vaudoises frontalières, devrait s'accroître de 100'000 habitants, dont un quart (24'000 habitants) en Ville de Genève. Ce ne sont certes que des prévisions, des projections, mais la tendance est claire, et incontestable : la population de l'agglomération genevoise est en croissance continue, celles du canton et celles de la Ville aussi, est cette agglomération devient multipolaire (Annemasse, se confirmera comme le deuxième principal pôle de l'agglomération, et devrait compter 18'000 habitants supplémentaires d'ici quinze ans), avec cependant toujours une commune-centre incontournable. Cette multipolarité pourrait permettre un rééquilibrage de la répartition des activités, emplois et des logements sur l'ensemble de l'agglomération, mais devrait également générer un accroissement des déplacements non plus seulement de et vers la Ville, mais de plus en plus entre les différents pôles qui l'entourent.
La Ville devrait donc accueillir 24'000 habitants supplémentaire d'ici 2030. Le "coeur d'agglomération" dépassera alors largement les limites de la commune-centre pour s'étendre jusqu'à Chambésy et Plan-les-Ouates, englobant Vernier, l'aéroport, le CERN et Lancy. Il s'agit donc moins d'une densification de la Ville que de son extension -mais d'une extension physique qui n'est pas prolongée, comme elle le fut en 1930, par une extension politique : la ville réelle débordera la Ville politique, qui restera dans ses limites alors que la ville réelle les explosera. Dans les secteurs de Ferney Voltaire, du Grand et du Petit Saconnex, de Saint-Genis, de Meyrin et de Vernier, ce sont 70'000 habitants supplémentaires qui sont prévus dans les quatorze ans à venir...

Aujourd'hui, le taux de vacance de logement à Genève dépasse péniblement les 0,5 %. Il faut donc construire ne serait-ce que pour loger la population existante. Et il faut aussi construire pour loger la population à venir. Densifier (modérément, intelligemment, rationnellement) là où c'est possible, est une nécessité : il ne s'agit pas d'entasser, ni de construire des logements sans les infrastructures nécessaires à une population nouvelle (écoles, espaces verts, commerces de proximité), ni de surdensifier des quartiers comme les Pâquis, Plainpalais ou la Jonction, mais d'assurer là où la densité est la plus faible la construction de logements de qualité, avec leurs prolongements environnementaux et sociaux, pour une population en augmentation constante, et qui ne va pas cesser d'augmenter parce qu'on aura renoncé à construire des logements là où on peut le faire sans péjorer la qualité de vie des habitants actuels. Et puis, cette  densification maîtrisée permet d'épargner l'espace, de ne pas bouffer les zones vertes (agricoles, naturelles), et de réduire les déplacements entre les lieux d'habitation et les lieux de travail. "Construire les villes à la campagne" parce que "l'air y est plus pur" : l'ironie d'Alphonse Allais tenait de la prophétie : l'urbanisation des campagnes à étendu les zones urbaines en couronnes de plus en plus larges autour des villes-centre. La ville ne s'est ainsi pas construire "à" la campagne, mais "sur la campagne", et  de la manière la plus absurde, la plus gaspilleuse d'espace et d'énergie, et la plus asociale possible : en zones pavillonnaires et zones villas. Résultat : la plus grande partie du territoire urbain est gaspillé, non pas en habitations mais en routes, carrefours, parkings, centres commerciaux. Cet étalement urbain bouffe les zones agricoles, allonge les temps et les distances de déplacement sans que les transports publics ne puissent suivre cette évolution néfaste.

On sait bien qu'il faut "densifier" là où c'est possible, c'est-à-dire ailleurs qu'au centre-ville. Mais lorsque la possibilité s'offre d'une densification modérée et maîtrisée, toutes les oppositions se conjuguent pour l'empêcher : Sept petites communes de la Champagne, sur la rive droite, s'estimant "grandes perdantes" des projets d'aménagement cantonaux prévus à l'horizon 2030, ont rendu un préavis négatif (mais consultatif) commun à la mise à jour du plan directeur cantonal. Aux Cherpines, les communes (Plan-les-Ouates et Confignon) ont tout fait pour bloquer à 2500 logements le projet de construction -elles n'y sont pas tout à fait arrivées, puisque le projet définitif devrait compter 3000 logements. Mais on est loin d'une densité urbaine : il ne devrait pas y avoir aux Cherpines plus de 7500 habitants, sur une surface équivalente à celle qui, à Carouge, en accueille 9500, à Champel plus de 10'000 et aux Eaux-Vives plus de 15'000... On est là dans une situation de gaspillage de sol constructible. On peut encore réduire ce gaspillage, mais la zone des Cherpines ne deviendra pas une "zone urbaine" comme les "cités satellites" le devinrent, d'un coup, à Meyrin ou Onex...

La densité produit de la ville, de l'urbanité : est-ce cela dont on a peur ? A entendre les discours de défense du caractère "villageois" de certains quartiers, c'est bien ce qui semble. La ville continue de faire peur, à certains de ceux qui n'y habitent pas (ou croient n'y pas habiter), et même à une partie de sa propre population... Ajoutez-y ce que le Conseiller d'Etat Antonio Hodgers qualifie d'"égoïsme générationnel" (on a densifié pour nous loger, que ceux qui viennent après nous se démerdent), et vous avez le cocktail d'une opposition "samsuffiste" qui n'a rien d'une résistance. La cible favorite des opposants aux projets de construction de logement, ce ne sont pas les spéculateurs immobiliers, les propriétaires fonciers, les exploiteurs de la crise du logement : ce sont, pour l'UDC et le MCG, les immigrants (sans distinction du réfugié, du travailleur immigré et du cadre de l'une de ces multinationales à qui l'UDC demande que l'on fasse des cadeaux fiscaux), et pour les propriétaires de villas et les nostalgiques du joli temps des villages, l'ennemi c'est le conseiller d’Etat chargé de l’aménagement et du logement, Antonio Hodgers. Et pour l'essentiel, c'est bien à droite et à l'extrême-droite que se recrutent ces opposants. L'un des initiateurs du collectif «Sauvegarde Genève» à l'origine de la manif de samedi, à laquelle n'ont d'ailleurs pas manqué de participer des élus de l'UDC et du MCG, est candidat Vert’libéral à l’élection au Grand Conseil et au Conseil d’Etat... et le référendum lancé contre le préavis municipal sur le projet du Petit Saconnex a été lancé par (ou sutenu par) le MCG, l'UDC et l'association des propriétaires de villas "Pic Vert"...

Quand les stratégies des dominants visent à "dévaloriser, dégrader, détruire la société urbaine" (Henri Lefebvre), les dominés doivent répondre en revalorisant la ville, en proclamant un  "droit à la ville" qui ne se résume pas en un droit au logement et à un cadre de vie amène, mais consiste en un droit démocratique, en un pouvoir des habitants de la ville, sur la ville. Mais cette revendication n'a rien d'une résistance à l'urbanisation -bien au contraire, elle est un pouvoir sur l'urbanisation et que seule l'urbanisation elle-même rend possible. "Le moment d'apparition de l'urbanisme authentique, ce sera de créer, dans certaines zones, le vide de (leur) occupation (par l'ennemi)", proclamait en 1961 l'Internationale Situationniste, 1961. Mais mieux vaut pour cela ne pas se tromper d'ennemi...

Commentaires

Articles les plus consultés