De l'Université comme lieu et théâtre politiques...

... depuis 450 ans...

Depuis la semaine dernière, le bâtiment du Mail de l'Université de Genève est occupé par des étudiantes et des étudiants solidaires des Palestiniens sous les bombes, les chars, les fusils à Gaza et en Cisjordanie occupée. Un dialogue difficile s'est instauré avec le rectorat. On vous passe les détails de l'évènement, vous les aurez trouvés, vus, entendus dans les media. On relèvera seulement qu'un comité scientifique a été chargé par l'Université de plancher sur son rôle dans le débat public et son positionnement face aux conflits armés, aux débats de société, aux urgences climatiques. Il était ouvert à trois membres de la Coordination étudiante pour la Palestine, aux côtés (notamment) de Ruth Dreifuss, de Pierre Hazan, de Marco Sassoli, et de Hasni Abidi. Ce comité devrait notamment aborder la question des partenariats avec les universités israéliennes (ceux avec les universités russes ont été interrompus après l'invasion de l'Ukraine), du soutien à la reconstruction du système universitaire à Gaza, de l'accueil à Genève d'étudiants palestiniens. Hier, on apprenait que le rectorat avait donné un délai à la soirée pour que l'occupation cesse, sous menace d'évacuation si elle ne cessait pas, et que les étudiants avaient quitté le comité scientifique créé par le rectorat. Et que l'occupation d'Uni Mail coûtait un peu plus de 3000 francs par jour à l'Université. Une paille, dans un  canton qui a fait plus d'un milliard de boni au dernier exercice budgétaire...

"L'université est un espace de liberté et de réflexion"

Que font-ils d'autre, les étudiants et les étudiantes qui à Genève occupent Uni Mail, et y tiennent des débats en appelant à "ne pas confondre antisionisme et antisémitisme", qu'user de l'Université pour ce qu'elle est depuis sa fondation, à Genève comme ailleurs : un lieu de d'expression d'engagements, de projets, de principe contradictoires ? En 2009, l'Université de Genève fêtait ses 450 ans. D'autres universités européennes sont certes plus anciennes, mais si anciennes qu'elles soient, elles n'en furent pas moins, dès leur fondation par l'Eglise dominante (celle de Genève le fut par l'Eglise protestante), le théâtre de confrontations d'idées (et des personnes porteuses de ces idées contradictoires, comme vendredi à Uni Mail, entre une dizaine de manifestants pro-israéliens ont interrompu la minute de silence en mémoire des victimes de Gaza, respectée par plusieurs centaines d'occupants pro-palestiniens, et qu'il aura fallu que les occupants forment une barrière humaine pour éviter des affrontements physiques). Des idées pas seulement théologiques mais, explicitement ou non, politiques. Genève n'y fait pas exception -comment le ferait-elle, quand elle se vouait à l'origine à la garde et la défense de la pensée réformée, avec tout ce qu'elle impliquait de choix politiques -de celui d'instituer Genève comme une République indépendante à celui de former à Genève des pasteurs qui allaient porter dans toute l'Europe une volonté de rupture avec l'ordre établi par l'Eglise et les princes catholiques, ce qui fit de Genève un séminaire permanent de formation de révolutionnaires professionnels ? La Genève calviniste, c'est la Petrograd léniniste...

"Depuis quand, et pour quelles causes au juste, l'espace universitaire se sent-il investi d'une mission militantes et partisane ?", interroge dans la "Tribune de Genève" de samedi l'auteur, Daniel S. Halpérin, d'une "lettre ouverte à la rectrice" de l'Université de Genève... Depuis quand ? Mais depuis toujours, depuis qu'elle existe... En 2009, l'Université genevoise décrit elle-même toute son histoire comme "marquée par la volonté d’élargir constamment le champ du savoir". Et comment élargir ce champ sans débat, et sans débat politique ? Est-ce sans débat ni conflit, que l'Académie calvinienne, qui était essentiellement un séminaire théologique, est devenue au Siècle des Lumières un incubateur de savants, de juristes et de philosophes ? Est-ce sans débat ni conflit qu'elle est devenue une Université au sens moderne du terme ? En 1864, le Recteur de l'Université, un certain Carl Vogt, présente un projet de refonte complète de l’enseignement supérieur, soit un projet d’Université, que le gouvernement adopte. C'était un projet politique, porté par le radicalisme démocratique qui avait pris le pouvoir à la faveur d'une révolution. En 1873, l’ouverture aux femmes est inscrite dans la loi. Encore une décision politique, qui fait débat politique dans la Cité et dans l'Université. Un débat féroce, qui le sera plus encore lorsque des femmes étrangères, venant de pays où elles n'étaient pas admises dans les universités, comme la Russie, arrivèrent à Genève pour son université. Et d'entre elles, des révolutionnaires...

Ce sont les révolutions politiques et sociales du XIXe siècle, et l'intervention directe de leurs acteurs, qui ont accouché de l'Université actuelle. Même cela, il n'aura pas fallu attendre le Siècle des Révolutions, ni avant lui celui des Lumières, pour que le politique intervienne dans l'Université quand elle était encore l'Académie. C'est déjà au XVIe siècle que le gouvernement genevois nomme trois «seigneurs scholarques»... Un acte politique qui affirme l'institution comme un lieu politique -et donc un lieu où se tiennent et se jouent des débats politiques. Et où les étudiants peuvent eux-mêmes donner de la voix, et cela depuis... 1600, lorsque les «escholiers proposans», des étudiants en théologie, élisent l’un des leurs, afin qu’il les représente auprès des autorités. Et en 1968, le bureau du recteur sera occupé par les étudiant-e-s, qui contestent, dans la mouvance de mai 68, les prérogatives professorales et réclament des réformes. 

En 2006, l'Université adopte une charte d’éthique fondée sur les principes de vérité, de liberté, d’intégrité, d’équité, de respect de la personne et de responsabilité. Et tout cela est politique. Et tout cela fait débat. Et tous ces débats sont politiques. Et la rectrice, Audrey Leuba, avait raison quand elle affirmait dans "Le Temps" (de samedi) que l'"Université a le devoir de débattre même lorsque l'émotion est forte mais aussi celui de se montrer critique envers elle-même". Surtout quand après ce rappel à son "devoir" (et à son histoire), elle cède aux appels à la remise au propre en ordre académique. Pourtant, la même rectrice, dans le même entretien au même journal, l'avait dit : "l'université est un espace de liberté et de réflexion, garant de la multiplicité des points de vue"... comme la confrontation, à Uni Mail, d'une banderole proclamant que "la Palestine sera libre de la rivière à la mer" et de manifestants clamant "Israël vaincra" ? Oui, comme. Même si, pas plus à l'Université que dans le reste de la société, la multiplicité des points de vue ne garantit leur intelligence, mais seulement qu'elle peut en émerger.

Cela s'appelle la dialectique.



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