Ma vie, ma mort, mon droit
Menace sur l'accès au suicide assisté dans les établissements genevois de santé
Le 9 juin, les Genevois et les
Genevoises se prononceront sur une modification de la Loi sur la
santé, attaquée par un référendum populaire lancé par Exit.
Cette modification revient sur l'obligation faite aux
établissements médico-sociaux (EMS) et médicaux privés et
publics d'accepter une assistance au suicide demandée par l'un.e
de leurs résident.e.s ou patient.e.s. C'est la droite genevoise
qui a imposé ce retour en arrière, pour donner aux EMS et aux
établissements médicaux le droit de refuser ce qu'ils ne
pouvaient auparavant refuser. C'est une atteinte profonde à la
liberté individuelle, au droit à l'autodétermination de sa
propre vie et de sa propre mort. Et ça ne concerne pas seulement
les résident.e.s et les patient.e.s des établissements
concernés, même si ce sont eux que l'on prive d'une liberté
qu'on garantit à tous et toutes les autres : toute personne est,
évidemment, confronté au choix de continuer à vivre quand on
n'en a plus le désir, ou de se donner soi-même une mort digne et
de demander et recevoir pour cela une aide. C'est ce droit qu'il
s'agira le 9 juin de sauvegarder.
Je me tue, donc je suis
Les personnes âgées se donnent la
mort plus souvent que les plus jeunes : partout dans le monde,
le taux de suicide augmente fortement dès l'âge de 65 ans. Ces
hommes et ces femmes qui se donnent, parfois ensemble (comme
Paul Lafargue et Laura Marx, ou André et Dorine Gorz) le droit
de mettre fin à leur vie n'ont pas attendu que la loi le leur
donne. Mais il vaut tout de même mieux que la loi permette en
droit ce qu'elle ne peut interdire dans les faits.
C'est une toute puissance que
celle de pouvoir mettre fin à sa propre vie : Dieu lui-même ne
le peut pas -il ne serait plus l'Eternel s'il le pouvait. Nous,
nous le pouvons. Nous pouvons faire ce qu'Il ne peut faire, et
sommes ainsi plus puissant que le Tout Puissant : "la vie dépend
de la volonté d'autrui, la mort de la nôtre". C'est cette
volonté que consacre le droit à être assisté dans son suicide,
même si, en Suisse, cette assistance n'accompagneaitr en 2020
que 1,8 % de toutes les morts enregistrées dans le pays, et même
si elle s'accompagne de toute une série de conditions, de
normes, l'autorisant, sans empêcher sa reconnaissance en
principe par la société : tout droit individuel proclamé par le
Droit positif est conditionnel...
Mon droit de me tuer atteste de
mon droit de vivre : il faut être vivant pour pouvoir se tuer.
D'une certaine manière, moins paradoxale qu'il y paraît, je me
tue, donc je vis... Mais que vivais-je avant de me tuer ? je
vivais sans doute comme on me disait qu'il fallait vivre : en
étant aussi heureux, beau et fort que possible... mais si la
plupart d'entre nous peuvent répondre à ces injonctions à vingt
ou trente ans, quel sens ont-elles quand on en a quatre-vingt ?
Ou cent ? Et que vaut l'injonction de "prendre soin de soi",
quand on est malade ou handicapé ? et celles d'être autonome,
efficace et mobile quand on dépend des soins des autres pour
survivre ?
Un homme voulait mourir. Il avait
demandé à l'association Exit de l'y aider. Elle avait accepté.
Mais deux de ses frères l'en ont empêché, en saisissant la
justice et en faisant suspendre (en attente d'un jugement)
l'injection létale prévue. L'homme qui voulait mourir n'a pas
attendu que la justice lui en donne le droit : il se l'est
donné, et se l'est donnée, elle, lui-même. Seul, sans
l'accompagnent d'Exit. Qu'est-ce que cela dit de notre rapport à
la mort -à notre propre mort, et à la mort de celles et ceux
dont on n'accepte pas la mort même s'ils ont choisi de se la
donner, celles et ceux qu'on aime et qu'on aime vivants ? A qui
appartient ma mort ? Si pour Camus la question du suicide était
la seule question importante, c'est parce que cette question est
celle qui pose le plus crûment, le plus clairement, la question
de la liberté. La question du suicide est peut-être une question
sociale, la réponse à cette question n'est que personnelle,
individuelle, égoïste au sens philosophique du terme : elle est
le geste qu'on fait ou ne fait pas pour se donner la mort. Ce
n'est pas la société qui décide de vivre ou de mourir, c'est
l'individu. L'avocat d'Exit a plaidé ce droit de chacun de
décider de vivre ou de mourir : "nous ne sommes pas dans une
société clanique où d'autres peuvent décider à notre place" si
nous devons continuer ou cesser de vivre. Il y a un droit de
vivre, il y a un droit de mourir, et ce droit est
irréductiblement personnel. Céline : «La
vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce
monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n’ai
jamais pu me tuer moi ». Et donc, dit Céline sans illusion sur
lui-même, j'ai menti en ne me suicidant pas.
Ma mort est mon choix de vie. Un
choix égoïste ? sans doute. Mais pas moins que le refus d'autrui
de me le laisser, ce choix. "Tu n'as pas le droit de nous faire
ça", ont dit ses frères à celui qui voulait mourir, et qui, eux,
se donnent le droit de l'obliger à vivre quand il ne le voulait
plus. Comme s'il leur appartenait. Ce n'est pas à lui qu'il
n'avait pas le droit de "faire ça", c'était à eux. Où est
l'égoïsme, alors, quand la vie d'un homme ou d'une femme devient
la propriété d'autrui, fût-ce par amour ? On a le droit de
"faire ça" (ou de ne pas le faire) de sa vie, pas de celle des
autres. Parce que c'est notre vie. Et notre mort. A nous, et à
personne d'autre. Et qu'il n'y a peut être que cela qui nous
appartient vraiment : le choix de notre mort. C'est d'ailleurs
un choix plus simple qu'il parait : comme nous l'enseigne le
vieil Epicure, il n'y a que la mort des autres qui puisse nous
importer -et même qui puisse, pour nous, exister : ma mort
n'existe pas, puisque je ne puis la concevoir que si je suis
vivant, et que si je puis la choisir, c'est que je ne suis pas
mort : il faut être vivant pour concevoir qu'on puisse ne plus
l'être. Je me tue, donc je suis.
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