Une semaine avant le 14 juillet, la France n'a pas basculé à l'extrême-droite

Ce bulletin est daté du 14 juillet. Il a donc une semaine d'avance sur sa parution normale. Dans une semaine, on y sera, au 14 juillet. Fête nationale française, commémoration de la Fête de la Fédération de 1790, elle-même commémoration de la prise de la Bastille de 1789. Au programme habituel : défilé militaire sur les Champs Elysées, bals populaires, feux d'artifice, réception à l'Elysée. Et cette année, en option, ratonnades ? Eh bien non, la France n'a pas basculé à l'extrême-droite, le front républicain a fonctionné, le barrage a tenu. On s'attendait bien à ce que ni le RN, ni le NFP, ni -et moins encore- l'ex-majorité présidentielle n'obtienne une majorité absolue des sièges à l'Assemblée Nationale, qui en compte 577. Cela, au moins, se confirme : on se retrouve avec trois blocs de forces comparables, aucun des trois n'obtenant la majorité absolue nécessaire à un gouvernement qui soit vraiment le sien. En revanche, le placement de ces trois blocs n'avait pas été vraiment envisagé : le Front Populaire est en tête, suivi de l'ex-majorité présidentielle qui sauve les meubles, et seulement en troisième position du RN (qui double sa représentation parlementaire, tout de même), qui pleure déjà sur le "vol de l'élection". Et tout cela avec une participation record. C'est la vacance du pouvoir, à l'orée des vacances. Et comme on a un train tout à l'heure, on va pouvoir descendre en France pour nos vacances, avec le sourire : Macron a offert une victoire à la gauche...

C'est parce que la démocratie est restée formelle qu'elle s'offre à ses ennemis

Par la dissolution de l'Assemblée Nationale qu'il a prononcée, Macron  voulait provoquer une clarification du champ politique français, en le recomposant autour de trois pôles : une gauche dominé par la France Insoumise, une droite dominée le Rassemblement National et un "centre" dominé par lui-même, et récusant les deux autres blocs pour leur "extrémisme" supposé. Objectif raté : à gauche, au sein du Nouveau Front Populaire, qui sort en tête du scrutin, les forces se rééquilibrent, au "centre" l'ex-majorité présidentielle dépasse le Rassemblement National, qui n'éteint pas la droite démocratique.  Et la seule majorité parlementaire décelable est une majorité hostile au président de la République. Bref, le vainqueur du deuxième tour des législatives françaises, ce n'est ni Attal, ni Mélenchon, ni Bardella : c'est Montesquieu.

La constitution rapide d'un "nouveau front populaire", suivie de celle d'un "nouveau front républicain" face au risque d'une majorité absolue RN à l'Assemblée Nationale fut, éditorialisait "Le Monde" de vendredi, un "sursaut salutaire", malgré les divisions au sein du premier et le refus des Républicains (qui portent de moins en moins bien leur nom, même ceux du "canal historique") de rallier le second. 221 candidates et candidats se sont désistés. Sur 306 "triangulaires", il n'en restait plus que 94 (plus une "quadrangulaire", et 403 duels opposaient soit le RN au NFP (159 cas), soit le RN à la majorité macroniste sortante (133 cas). A gauche, la dynamique a été unitaire (la NFP a retiré toutes et tous ses candidat.e.s arrivé.e en troisième position sauf dans six circonscriptions). Au "centre", elle a été sélective (81 candidat.e.s macronistes en troisième position se sont retiré.e.s, mais 14 se sont maintenu.e.s au risque de faire passer le RN). A droite, elle a été absente (les Républicains n'ont retiré que trois de leurs neuf candidats arrivés en troisième position).

Dans les circonscriptions où le résultat du premier tour avait accouché de possibles "triangulaires" au second, avec l'élection de 39 députés au premier tour, à la majorité absolue des suffrages, et une qualifications de candidat.e.s du RN dans 433 circonscriptions (dont 296 où il était en tête),  le dilemme était cornélien pour les candidates et candidats arrivés en troisième position derrière un face-à-face ou un tête-tête RN-Front Populaire ou, bien plus rarement, RN-macronistes . Se maintenir au risque, voire à la certitude, de favoriser le candidat ou la candidate d'extrême-droite, ou se retirer et, pour les macronistes appeler à voter pour le Front Populaire, et pour la gauche appeler à voter pour les macronistes ? Pour les écologistes, Marine Tondelier s'était engagée au retrait de leurs candidats. Les socialistes avaient lancé le même appel, et même Jean-Luc Mélenchon est sur la même ligne.

Au premier tour, le Rassemblement National avait rassemblé nationalement dix millions et demi d'électeurs et un tiers des suffrages. Jamais l'extrême-droite française n'avait atteint un tel niveau lors d'élections libres. Et hier, elle a tout de même doublé le nombre de ses députées et députés. "La progression du vote RN chez les jeunes est effrayante", constate la coordinatrice du festival transfrontalier franco-suisse "JazzContreband", qui s'interroge : "Est-ce qu'on a raté quelque chose dans notre travail?"... Ariane Mnouchkine répond : "on a lâché le peuple, on n'a pas voulu écouter les peurs, les angoisses"... C'est peut être trop dire, ce n'est certainement pas dire faux.

Faire accéder l'extrême-droite au pouvoir, ce n'est pas "essayer quelque chose qu'on n'a pas essayé". Parce que ce "quelque chose", il a souvent été essayé. Quand elle arrive au pouvoir, l'extrême-droite ne s'y modère pas : elle compose certes avec le cadre institutionnel, mais seulement quand elle ne peut pas le faire éclater. Et parfois, elle se radicalise même encore, en radicalisant du même coup tous les conflits sociaux préexistants. Et en nommant partout où elle le peut des séides : les juges, des généraux, des ambassadeurs, des préfets, des chefs des polices et des services spéciaux.  En France, c'est le Premier ministre qui autorise les écoutes téléphoniques, les poses de micros et de caméras. Allait-on accorder ce pouvoir à un Bardella ? Et le "Canard Enchaîné" d'il y a dix jours détaillait (à partir de l'exemple d'une compagnie de CRS)  l'infiltration de l'extrême-droite au sein des polices de la République.

La xénophobie et le racisme constituaient le fond de l'idéologie du Front National. Le fonds, au sens du soubassement. Et quand on change le nom d'un édifice, on n'en change pas les fondations : le Rassemblement national a gardé celles du Front national., fondé par d'anciens collabos et un ex-Waffen SS,  Depuis deux générations, les Le Pen, de Jean-Marie à Marion en passant par Marine et Marie-Caroline, serinent la même chanson : l'immigration (même celle des ancêtres de Bardella ?) est la cause de tous les maux. Les immigrés volent le travail, les logements, les prestations sociales, les places en prison et les emplois de dealers des Français de souche (mais de quelle souche ?). Ils sont des terroristes et des espions en puissance . Et sur un mode plus bénin, l'antienne, parce qu'elle s'est révélée efficace, est murmurée aussi à gauche, de Fabius ("Le Pen pose de bonnes questions,mais apporte de mauvaises réponses") à Hollande avec sa proposition de déchéance de nationalité. Au "centre", on ne fait guère mieux, comme Macron l'a illustré avec sa "l'Immigration". Il y a des "barrages à l'extrême-droite" qui ne sont que des passoires... Qui aura expliqué pendant cette campagne électorale française que durcir les conditions d'immigration légale ne fait jamais que renforcer l'immigration illégale, le séjour et le travail clandestins, et donc l'économie informelle, freiner l'intégration des immigrants, dégrader les conditions de séjour (logement, soins) de la population concernée ? Que non seulement les murs (matériels ou légaux) qu'on construit contre l'immigration ne font que grossir l'immigration illégale, mais du même coup, il ne font que grossir l'extrême-droite ? Qu'ils ne peuvent rien contre les causes réelles de l'immigration : le chômage de masse, les guerres, les dictatures, le changement climatique, la désertification ?

En dissolvant, le président fut irresponsable, mais en votant, le peuple a été responsable. Macron semblait enfin avoir pris la mesure du péril qu'il avait lui-même suscité en passant son temps à renvoyer le RN et le Front Populaire dans le même camp "extrémiste" : après que le député sortant et putatif ministre RN de l'Education nationale Roger Chudeau s'en soit pris aux binationaux comme à des demi-Français, et nommément à l'ancienne ministre socialiste de l'Education nationale Najat Vallaud-Belkacem, le président a dénoncé "une dissolution des esprits et des consciences" et une "trahison profonde de ce qu'est la France". Tardive révélation. Et si la réponse à la menace que fait peser l'extrême-droite sur la démocratie était encore plus de démocratie ? Pour Adorno, c'est parce que la démocratie est restée formelle, parce qu'elle "ne s'est nulle part concrétisée" socialement et économiquement qu'elle déçoit, en même temps qu'elle s'offre comme un  instrument à ses ennemis.

Il ne resterait donc à ses défenseurs qu'à la rendre réelle -pas seulement par l'usage des urnes... 

Travail d'Hercule ou de Sisyphe ?


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