A propos d'une polémique française : Etat de droit et état du droit...

Il s'est donc trouvé en France un ministre, et pas n'importe lequel : le ministre (d'Etat) ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, pour remettre en cause le respect de l'"Etat de droit" dont il est supposé être l'un des garants. Certes, le ministre a confondu (intentionnellement ou non) l'Etat de droit, principe fondamental des démocraties modernes, et l'état du droit (positif), mais toute la question de l’ « Etat de droit » est là : l’ « Etat de droit », ce n’est rien d’autre que l’obligation faite à l’Etat par l’Etat lui-même de respecter son propre droit, quoi qu’il contienne. Et en France, il contient des dispositions que les conservateurs à la Retailleau exècrent, comme les lois sur les droits des femmes, le mariage pour tous, le droit d'asile, la libre circulation (puisque le droit international s'impose au droit national). A la faveur (douteuse) de la polémique suscitée par l'aile droite du gouvernement de droite de la France de droite, on peut alors rappeler ce qu'est, aujourd'hui, une démocratie... 

Ce n’est pas la loi qui contraint, c’est le respect de la loi

La démocratie reste une revendication, et une revendication révolutionnaire, et si on voit et comprend bien à quoi elle ne ressemble pas (la dictature, l’oligarchie, l’autocratie, la théocratie), on a peine à en trouver une définition qui soit commune à tous ceux qui prétendent la défendre.  Elle ne se confond ni ne se réduit à des processus électoraux ou référendaires, ni à l’Etat, car elle est un principe bien avant que d’être une procédure ou un mode d’organisation. Elle suppose en effet la liberté, l’égalité, la justice, le respect de la dignité bien plus que l’élection ou le référendum : le pouvoir du peuple ne se confond pas avec celui de la majorité du peuple, et lorsque la majorité du peuple acquiesce à la négation des droits de la minorité et à la réduction des libertés individuelles ou collectives, c’est la majorité du peuple qui viole la démocratie.

La démocratie suppose en outre des citoyennes et des citoyens, et la réalisation de la démocratie des citoyennes et des citoyens libres de leurs choix, capables de les exprimer, de se déterminer en fonction d’eux et de prendre collectivement les décisions qui les concernent, y compris celles qui concernent leurs conditions de travail, sa rémunération, son sens et son utilité. En quoi il se confirme que la démocratie n’est pas un fait acquis, mais encore, et toujours, une revendication –et une revendication révolutionnaire, l’espérance d’une révolution toujours inachevée : le pouvoir du peuple, cette étymologie de la démocratie, est aussi cet horizon qu’elle n’atteint jamais.  Et par le fait même que la démocratie promet plus que ce qu’elle est, elle entretient la volonté de la faire ressembler à ce qu’elle promet –et cette volonté est une volonté révolutionnaire.

On ne fait pas une révolution pour pouvoir voter (pourquoi voter, en effet, quand le choix se résume à dire « oui » tout de suite ou accepter le fait accompli plus tard ?), on la fait pour pouvoir vivre libre, et dignes. La plupart des mouvements révolutionnaires du XIXème et du XXème siècle ont en commun cette défaite, d’avoir abouti à l’Etat -à la prise du pouvoir d’Etat, et à son renforcement. Or il n’y a pas d’Etat révolutionnaire concevable, et la submersion de la révolution par la volonté de pouvoir d’Etat signe toujours la défaite de la révolution.
Seule la société peut être révolutionnaire. L’Etat ne peut jamais, nulle part, être détenteur d’un projet révolutionnaire. Il est toujours, partout, détenteur d’un projet conservateur par définition : celui de sa propre survie. Or l’Etat est d’abord un appareil répressif ; il est ensuite un appareil idéologique ; il est enfin un appareil social. Ces trois appareils sont voués, par leurs fonctions propres et par toutes leurs pratiques, à la défense de l’ordre existant, ne peuvent qu’y être voués, ne peuvent être voués qu’à cela et ne peuvent en cela que se retrouver, tôt ou tard, confrontés aux changements sociaux, provoqués ou non par le capitalisme. L’Etat est une synthèse des rapports sociaux passés, et quand les rapports changent, leur synthèse se trouve dépassée par eux, rendue par eux obsolète. Sans doute le mouvement ouvrier a-t-il contraint l’Etat à ajouter à ses fonctions répressives et idéologiques une fonction sociale, redistributrice et protectrice,  mais l’Etat social reste l’Etat de la bourgeoisie, forgé par elle, occupé par elle et contrôlé par elle : on a élargi le champ des actions de l’Etat, on n’en a pas changé les maîtres.

L'Etat serait d'autant plus démocratique, et son caractère démocratique d'autant moins contestable, qu'il serait fondé sur le respect du Droit ? Mais ce Droit n'est autre que celui que l'Etat lui-même a mis en place et qu'il se voue lui-même à appliquer et à faire respecter pour faire respecter l'ordre que lui-même a instauré et traduit en lois qu’il convient, comme  le professait Pascal, de respecter non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elle sont lois :  « Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n'y obéit qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il faut lui dire en même qu'il y faut obéir parce qu'elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs. Par là, voilà toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela et que proprement (c'est) la définition de la justice »… Ce n’est pas la loi (« établie pour ceux-là seulement à qui font défaut la Raison »…) qui contraint, c’est le respect de la loi : s’affranchir de ce respect, c’est s’affranchir de la loi et de la servitude, volontaire ou non, à la loi -ce qui n'est pas rompre le contrat social, parce qu'il n'est pas passé entre les citoyens et l'Etat : il est passé entre les citoyens. L'Etat n'est pas partie du contrat, il est constitué par lui. Il en est l'objet, pas le sujet. Démocratique ou non, l’Etat ne crée pas le contrat social, c’est le contrat qui le créée –ou s’y refuse. Car le contrat social peut refuser l’Etat.

Si nous pouvons admettre que, comme le proposait Spinoza, la démocratie soit l’autre nom de la liberté sur le plan politique, nous savons aussi qu’en démocratie le peuple que la démocratie rend collectivement libre n’a pas toujours raison. La démocratie, ce n’est pas l’omniscience du peuple, mais son omnipotence. En démocratie, le peuple a le pouvoir d’avoir tort et d’imposer son tort. L’exercice consistant à le convaincre est ce qui justifie notre adhésion aux principes d’une démocratie dont nous ne combattons les formes que pour en instaurer le fond.  Et en ce combat même ces formes, celles de la démocratie « bourgeoise » (nées d’ailleurs de révolutions) doivent être respectées, parce qu’elles sont une limite à l’abus du pouvoir donné par une révolution.  Or il est dans la nature de tout pouvoir d’être abusif. Et d’être capable de prendre ceux qui croient l’avoir pris. 

Pour autant, nous ne jetterons pas le bébé démocratique, ni l'Etat de droit, avec l’eau du bain étatique. Il nous suffit de nous souvenir de ce que la bourgeoisie fait de la démocratie lorsqu’elle la gêne, pour nous convaincre que cet outil n’est pas sans nécessité pour nous : les formes politiques, les modes de décision, qu’elle contient sont précisément celles et ceux dont se doterait une révolution victorieuse qui ne se résignerait pas à sa trahison. Au fond, ce n’est pas la démocratie qu’une révolution socialiste conteste, mais les limites que le capitalisme impose à la démocratie. Là où la démocratie recule, le tribalisme avance. Là où elle est incapable de susciter l’adhésion volontaire à un projet, l’enfermement communautaire peut se présenter comme un refuge, et le gang comme une alternative à la Cité.

Même des lieux institutionnels, même des espaces de délibération et de décision politiques, peuvent être des espaces de conquête de plus de démocratie réelle. Ainsi des parlements. Ainsi des droits politiques directs (l’élection, le référendum d’initiative populaire). Il n’est de lieu politique qui ne puisse être subverti -c’est affaire de volonté, d’imagination et de cohérence : il faut y être sans en être.


Commentaires

Articles les plus consultés