Culture patrimoniale et culture émergente : Un rééquilibrage nécessaire
Hier soir, le Conseil municipal de Genève a accepté une motion proposée par le PS et soutenue par les Verts et "Ensemble à Gauche", demandant que les Halles de l’Île soient affectées, en partie, à la culture émergente. La motion reposait sur le constat (d'évidence) de la précarité du milieu des musiques actuelles et du déséquilibre entre le financement des grandes institutions et celui des musiques émergentes. Elle ne demandait pas que l'on réduise le premier, ni même que l'on accroisse les subventions accordées aux secondes, puisque leurs besoins sont souvent, d'abord, ceux de locaux. Et au delà de la proposition concrète, limitée, que faisait la motion, ce qu'elle exprimait, c'était une volonté de renforcer le soutien que la Ville doit apporter aux formes, aux lieux, aux contenus culturels non institutionnels, non patrimoniaux -sans renoncer à soutenir l'institutionnalité culturelle, mais en cessant d'en faire l'alpha et l'omega de toute politique culturelle. C'est un choix de priorité (et non d'exclusivité) à faire entre la reproduction et l'invention. Un rééquilibrage nécessaire à la création culturelle. Et donc au renouvellement du patrimoine culturel lui-même.
Quand on n'arrose pas le terreau culturel, il
s’assèche.
Il aura fallu soixante ans pour que la culture
fasse l'objet d'un véritable programme fédéral, qui,
s'ajoutant aux effets cantonaux et communaux, dessine le
paysage suisse des politiques culturelles : un paysage
contrasté, vivant, pluraliste par ses actrices et ses acteurs,
ses champs culturels, ses contenus créatifs. Et donc, pour la
gauche, un paysage et un pluralisme à défendre, dans un vrai
combat politique contre toutes les tentatives de la droite de
la réduire à une défense du patrimoine -quand ce n'est pas à
la pétrification des mythes de la "Suisse éternelle". Et ça
tombe bien : la culture est "l'un des rares domaines où une
politique publique de gauche est possible en Suisse, sans
interférences trop importantes des cantons ou de la
Confédération", lit-on dans l'introduction du dossier* que
"Pages de Gauche" consacre aux politiques culturelles en
Suisse" (https://pagesdegauche.ch/n190-quelle-politique-culturelle-en-suisse/)... c'est sans doute une conséquence heureuse du fait
que la culture n'étant une priorité réelle ni pour la
Confédération, ni pour les cantons, les villes peuvent le
faire -et elles le font. Sans se mêler de programmation
artistique : "Notre tâche consiste à donner un cadre général,
en particulier en finançant des institutions culturelles (...)
et de laisser les artistes créer en toute indépendance",
résume Sami Kanaan -qui y ajoute l'hommage à "l'importance
qu'a eue la scène des sqats", et invite à "prêter attention à
ce genre de lieux" où s'invente une culture vivante.
De quoi débat-on alors, quand on débat d'une politique culturelle municipale ? De ce qui se fait dans une commune comme celle de Genève dans le domaine culturel, des choix qui sont fait pour répartir entre les acteurs de la culture les moyens qu'on a fait le choix d'accorder à la politique culturelle. Bref, même quand on débat d'une motion ciblée sur l'affectation d'un lieu particulier (les Halles de l'Île, en l'occurrence), on débat de la nature, du contenu, de l'ambition d'une politique culturelle. Et au cœur de ce débat, il y a un choix de priorité (et non d'exclusivité) à faire entre la reproduction et l'invention. La reproduction des contenus existants et l'invention de contenus nouveaux. Ce choix est éminemment politique, parce qu'il est un choix entre la notabilité institutionnelle et l'émergence d'acteurs nouveaux (quitte à ce qu'ils finissent eux aussi par s'inscrire dans un paysage institutionnel).
Ce choix, qui est celui de la gauche genevoise
(au moins de la gauche municipale...), c'est celui d'un
rééquilibrage entre le patrimoine et l'invention, les
institutions et les émergences. Et ce rééquilibrage implique,
forcément, un soutien accru à un nombre accru d'acteurs
culturels nouveaux. Les moyens que l'on peut accorder à ce
soutien -comme d'ailleurs les moyens que l'on peut accorder à
l’institutionnalité culturelle- sont forcément limités. Aucun
acteur culturel, ni ancien, ni nouveau, ne recevra donc ce
qu'il demande, ni même, souvent, ce dont il a besoin, mais
plus nombreux seront ceux qui recevront de quoi perdurer, et
s'inscrire dans le paysage que les "émergents" renouvellent.
La droite appellera cela de l'"arrosage" ? Le
mot n'est péjoratif qu'en apparence. Cet "arrosage", c'est la
condition du pluralisme culturel, de l'enrichissement du
patrimoine culturel, du soutien à l'invention culturelle.
C'est de l'arrosage, oui. Parce quand on n'arrose pas le
terreau culturel, il s’assèche. Parce que si on veut que
quelque chose y pousse, il faut arroser. Et pas seulement les
gros arbres : aussi les petites fleurs. Et même les mauvaises
herbes.
Même, ou surtout.
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