Le mouvement social

1
Nos positions et nos propositions sont, sans conteste, utopiques, au strict et étymologique sens du terme : elles n'ont jamais mené nulle part à une révolution instaurant durablement une société dont les règles (y compris celles postulant l'absence de règle) seraient celles que nous proposons. Cependant, en quelques moments précis de l'histoire (à Paris aux printemps 1871 et 1968, en Ukraine en 1928, en Catalogne en 1936, par exemple), des prémices de telle société nous en enseignent la possibilité. Au demeurant, que cette société autre soit ou non possible nous est parfaitement indifférent : il nous suffit de la savoir indispensable.

2
Nous savons bien, en outre, que les possibilités existantes, dans la société existante, dépassent de beaucoup l'usage que cette société et les dirigeants qui y prospèrent en font, et en laissent faire. Le caractère " utopique " de nos propositions et de nos positions tient en la distance du réel au possible, comme leur caractère " pragmatique " tient en notre volonté d'abolir cette distance -non en réduisant le possible, mais évidemment en élargissant le réel.

3
Il nous faut bien dès lors que nous mettons la barre au plus haut, mesurer la distance de nos ambitions et de la réalité du mouvement social de contestation de l'ordre existant -si tant est qu'un tel mouvement existât réellement.
Depuis quelques années, la gauche politique emplit ses discours de la référence à la " citoyenneté ", au " mouvement citoyen ", aux " actions citoyennes ". Le qualificatif même mesure le mouvement : il ne s'agit pas de changer de société, mais d'inclure dans la société existante celles et ceux qu'elle a rejetés, comme si, admettant qu'il n'y ait plus de révolutionnaires, il fallait se contenter de revendiquer qu'il n'y ait plus que des citoyens.

4
Le citoyen suppose la Cité, et le peuple l'Etat -ou la revendication de l'Etat. Le " mouvement citoyen " et le " mouvement populaire " ne sont donc pas des mouvements de contestation, mais des mouvements d'inclusion. Ils ne contestent pas l'ordre existant, et moins encore l'Etat qui en est le garant, mais l'affaiblissement de cet ordre et de son Etat. Brandissant le citoyen, le mouvement citoyen nie les classes. Brandissant le peuple, le mouvement populaire les dilue.
Le " mouvement citoyen " est, par ses références autant que par celles et ceux qui pour l'essentiel le composent, un mouvement " petit bourgeois ", issu des classes moyennes en déréliction, que cette déréliction panique et qui transforment en principes les moyens de défendre leurs acquis. Le mouvement " citoyen " est contre la mondialisation parce que la mondialisation menace les classes moyennes ; il n'est pas anticapitaliste, il rêve d'une sorte de restauration des capitalismes nationaux, de renaissance des bourgeoisies nationales, de résurgence des vieilles entreprises familiales.

5
Ce qu'il est convenu de nommer " mouvement citoyen " participe d'une triple crédulité : que la démocratie soit une alternative au capitalisme (alors qu'elle en est le produit), que l'Etat soit un rempart contre le libéralisme (alors qu'il en est l'instrument), que les " citoyens " puissent être une base sociale (alors qu'il ne leur est demandé que d'être des individus abstraits).
Le mouvement " citoyen " est, fondamentalement, social-démocrate : son projet est de renégocier le contrat social, d' " humaniser le capitalisme ", de le conformer aux principes de la démocratie, de lui imposer le respect des droits fondamentaux de la personne. Sa méthode est celle de la participation aux institutions, ou de la pression sur les institutions. Il n'est pas un parti politique, mais il fait pression sur les partis politiques, usant du chantage électoral (et admettant donc le principe de la délégation politique, de la représentation parlementaire et gouvernementale) comme n'importe quel lobby, et fonctionnant à l'apparence médiatique (le signe de la présence du mouvement dans le champ social est sa présence dans le champ médiatique, fût-ce à la faveur de la répression).
L'Etat lui-même " fait dans le citoyennisme ", et tend à transformer le mouvement citoyen en appareil social : un conflit survient, pour la maîtrise duquel les instruments idéologiques, répressifs et sociaux courants ne suffisent pas ? On organisera une " conférence citoyenne ", une concertation, une table-ronde, des " Etats généraux " (de la culture, de l'action sociale, de l'élevage de poules en batteries…). On écoutera les citoyens. On fera ensuite ce que l'on veut de ce qu'on aura entendu d'eux. Ils pourront toujours fournir une caution morale à la répression des nouvelles classes dangereuses, des " multitudes " indisciplinées et des individus non contrôlés.

6
Le " mouvement citoyen " naît du cadavre du mouvement ouvrier (en tant que mouvement de classe), de la dissolution de la classe ouvrière (en tant que classe) dans une improbable " classe moyenne " (qui n'est qu'une " couche " sociale), du double échec historique de la social-démocratie (qui n'a réussi qu'à " socialiser le capitalisme ", mais en le renforçant) et du léninisme (qui n'a réussi qu'à substituer, pour un temps, le mode de production collectiviste d'Etat au capitalisme " privé ", en accentuant les pires traits de ce dernier tout en abolissant l'usage révolutionnaire qui pouvait être fait de ses acquits).
Ce double échec est celui d'une ambition commune : la reprise du capital par le travail, le contrôle du mode de production capitaliste par les travailleurs, ou plutôt par l'Etat au nom des travailleurs, dans le cadre d'un système démocratique pour la social-démocratie, de la dictature du prolétariat pour le léninisme.
Ce double échec est aussi celui d'une attente commune : celle d'un accroissement quantitatif des forces productives tel qu'il provoquerait un accroissement quantitatif des possibilités révolutionnaires, jusqu'à rendre la révolution (qu'elle soit pacifique ou violente, progressive ou brutale) non seulement nécessaire, mais encore inévitable.

7
La disparition de la " grande usine " comme lieu exemplaire de l'organisation de la production, l'affaiblissement des organisations ouvrières construites sur les grandes concentrations ouvrières, et finalement la disparition de la conscience de classe et du projet historique d'installer une classe dominée (le prolétariat) au pouvoir, laissent donc place à la " cité " comme lieu d'action, au " citoyen " comme sujet social, au mouvement " citoyen " comme acteur social, à la " démocratie " comme projet historique, à l'Etat comme condition nécessaire du tout. Autant dire que l'émergence d'un " mouvement citoyen " est la réponse (approbative) à l'hypothèse, pourtant fondamentalement imbécile, de la " fin de l'histoire " (au double sens du mot fin : terme ultime, et finalité ontologique).
L'émergence du mouvement citoyen est la manifestation du deuil de la révolution sociale : il n'est plus question de changer le monde, mais de faire participer tous le monde à un monde inchangé. Le mouvement citoyen est l'idéologie d'une société qui se donne elle-même comme le terme de l'histoire sociale.

8
Le mouvement citoyen affirme certes être un mouvement d'opposition, mais son opposition est " constructive " - " constructive " de quelque chose qui est déjà construit, et qu'il s'agit désormais de peaufiner : la société occidentale, démocratique, capitaliste, consumériste et mercantile, telle qu'elle est. Lorsque ce mouvement dit s'y opposer, il ne s'oppose qu'à certains de ses aspects, et non à ce qui les produit. Le mouvement citoyen s'oppose à la spéculation, pas au capitalisme ; il s'oppose à l' " économie de casino ", pas à la propriété privée ; il s'oppose aux dictatures, pas à l'Etat ; il s'oppose à la production de " working poors ", pas au salariat.
L'Etat y trouve son compte en dénichant un nouveau médiateur entre le pouvoir et la " société civile ", un nouvel instrument de contrôle de la seconde par le premier -ce que les syndicats furent, le " mouvement citoyen " tend à l'être.

9
Nous tenons pour nécessaire que le mouvement social puisse balayer le mouvement citoyen, parce que nous tenons pour nécessaire que toutes celles et ceux qui forment la société puissent être engagés dans sa transformation, sans qu'il leur soit exigé de se référer à l'institution politique.

10
Nous tenons pour nécessaire que le mouvement social s'affronte à l'Etat, et travaille à en hâter la dégénérescence. Nous tenons pour l'une des manifestations de la maladie sénile du socialisme l'acharnement par lequel des forces se disant socialistes tentent de réanimer la vieille illusion étatique, de la justice sociale dans le cadre de l'Etat-nation. Nous tenons pour l'un des traits de la maladie infantile du mouvement social toute volonté de freiner le libéralisme, là où il faudrait l'encourager à aller le plus loin possible sur la voie qu'il affirme s'être tracer -le plus loin possible, jusqu'à le faire quitter cette voie, et toute autre. Nous applaudissons à la fermeture des mines et des usines. Nous applaudissons à la réduction du temps de travail. Nous applaudissons à la substitution projetée du revenu individuel garanti au salaire, et à la rupture du lien entre le travail et le revenu. Nous en tenons pour la sape de tout ce sur quoi reposait le vieux capitalisme, cette sape fût-elle engagée par le capitalisme nouveau.

Commentaires

Articles les plus consultés