Annulation d'une création de Krystian Lupa à la Comédie de Genève et au Festival d'Avignon : Quel autre choix défendable ?

 

La Comédie de Genève a donc annulé le 2 juin les représentations en première mondiale des "Emigrants", mis en scène par le dramaturge octogénaire polonais Krystian Lupa, en conflit avec le personnel technique du théâtre, que le projet de Lupa enthousiasmait lorsqu'elle avait commencé à y travailler mais qui refusait de continuer à travailler sous la férule et les hurlements du metteur en scène et de son compagnon et costumier. Un conflit provoqué par les méthodes du dramaturge, le retard qu'elles ont provoqué dans la création, ses "manquements dans le respect des valeurs", et une réaction "très violente" après que la traductrice de Krystian Lupa, épuisée, ait interrompu son travail. La Comédie était co-productrice à 80 % du spectacle budgeté à 900'000 francs (la Comédie y injectant un peu plus de 400'000 francs), qui devait être également donné au Festival d'Avignon, lequel, après avoir tout tenté pour le maintenir à son programme, l'a également déprogrammé au nom du "respect de la dignité de l'ensemble des personnes travaillant à la réalisation d'une oeuvre artistique". C'est pour la même raison que la direction (jusqu'à fin juin) de la Comédie, Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer, soutenus par le Conseiller administratif chargé de la culture, Sami Kanaan,  avaient pris leur décision, après avoir rappelé au metteur en scène les règles de "bonne conduite" de leur institution. Cette décision, la direction de la Comédie ne l'a prise qu'à regret  mais à quel prix aurait-elle pu ne pas la prendre ? Les décisions de la Comédie de Genève et du Festival d'Avignon auront un impact financier important (de l'ordre de centaines de milliers de francs ou d'euros pour l'une et pour l'autre), mais une décision inverse était impossible, indéfendable : le choix était entre l'annulation d'un spectacle par la direction du théâtre ou une grève de son personnel technique, rendant de toute façon le spectacle impossible...

(si vous êtes abonnés à l'édition numérique du "Monde", ou si vous pouvez vous procurer l'édition datée de vendredi, on vous conseille cet article, qui résume bien l'enjeu de l'"affaire" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/06/07/le-festival-d-avignon-annule-les-emigrants-le-spectacle-de-krystian-lupa_6176560_3246.html

"L'art c'est beau, mais c'est du boulot" (Karl Valentin)

On aime bien le titre de l'édito de la "Tribune" d'avant-hier, "la revanche des invisibles", à propos de ce qui est devenu l'"affaire Lupa" -une "affaire" qui a eu un écho international, et des conséquences internationales. La "revanche des invisibles", c'est celle du personnel technique de la Comédie, des "petites mains" de la culture et du spectacle -celles et ceux que les lumières médiatiques laissent dans l'ombre. Les comédiens, eux, affirment leur volonté de jouer et leur solidarité avec le metteur en scène... d'aucuns y voient la persistance d'une forme de mépris de l'artiste pour l'artisan, mais n'y peut-on pas plutôt voir la conséquence de la dépendance de l'artiste à l'égard de qui le fait travailler, alors que le technicien, lui, dispose des garanties d'un statut de salarié ? On reprendra ici cette forte phrase (qu'on emprunte au Théâtre du Loup...) du cabarétiste berlinois Karl Valentin : "L'art c'est beau, mais c'est du boulot". Et c'est ce boulot qui rend l'art visible. Le boulot des créateurs, le boulot des artistes, évidemment, le boulot aussi, si on parle théâtre (ou opéra), de tout le personnel technique sans lequel il n'y a plus de spectacle possible. Nous n'en sommes plus aux temps héroïques où les techniciens étaient acteurs et les acteurs techniciens. Nous en sommes au temps où un metteur en scène n'est pas un chef d'atelier. Nous en sommes au temps où les travailleuses et les travailleurs ont des droits. Et où les directions des institutions culturelles, et les autorités publiques, ont pour devoir de défendre ces droits.

Quand la représentation d'une création est déprogrammée au nom du "respect de la dignité" de l'ensemble des personnes travaillant à la réalisation d'une oeuvre artistique, pour reprendre les termes de l'annonce de la déprogrammation par le Festival d'Avignon des "Emigrants" de Krystian Lupa, mais aussi en substance de l'annonce précédente de sa déprogrammation par la Comédie, c'est bien que ce respect a été mis à mal.  Krystian Lupa lui-même le reconnaît d'ailleurs, dans une lettre publiée le 5 juin par "Libération", où il présente "officiellement" ses excuses... tout en rendant une équipe technique  à "l'égo surdimensionné" responsable de l'annulation de son spectacle : "les équipes devraient au moins essayer de s'adapter" aux "méthodes de travail" d'un metteur en scène invité... C'est ce que les équipes de la Comédie ont tenté de faire, jusqu'à ce que cela leur devienne impossible : "notre équipe technique était enthousiaste et armée pour l'aventure", assure la direction de la Comédie. Qui ajoute qu'après des "atteintes à la personne (...) la confiance a volé en éclat. Les techniciens étaient dans le peur. Ils ne voulaient et ne pouvaient plus travailler avec Krystian Lupa".

Le personnel technique de la Comédie est celui d'un théâtre municipal. Il est protégé, ses droits sont protégés  par un statut du personnel. Aucun metteur en scène invité, si génial soit-il, n'a pour mandat celui d'être chef du personnel de l'institution municipale de la Ville qu'est la Nouvelle Comédie. En revanche, la Comédie et sa la nouvelle directrice, dès le 1er juillet, Séverine Chavrier, ne peuvent qu'être "solidaire de la position adoptée" par le direction sortante) et la Ville (et donc le Conseil administratif) ne peut qu'être comptable du respect de l'intégrité du personnel de la Comédie. Et du respect de la charte de bonne conduite adoptée en 2018 par les institutions culturelles genevoises et qui, précisément, leur enjoint de préserver leur personnel de toute atteintes à l'intégrité personnelle. La Ville a d'ailleurs mis en place, pour son personnel une formation sur les mécanismes de harcèlement au travail et les moyens d'y résister et d'y répondre : le personnel municipal affecté à la Comédie en a fait usage.

Ni la qualité du spectacle promis, ni le talent, et pour certains le génie, du metteur en scène ne sont en cause. L'enjeu, ce n'est pas la création mais les relations de travail : "nous avons été mis dans une situation d'échec permanent, subissant menaces et insultes", écrit l'équipe technique à la commission du personnel, qui le transmet à la direction, qui prend la seule décision qu'elle pouvait prendre : renoncer à programmer les "Emigrants" de Krystian Lupa. "Il n'y a aucune raison que la sphère artistique échappe aux principes de bienveillance qui font leur chemin depuis le mouvement MeToo". Et la direction de la Comédie conclut : "Aujourd'hui, l'époque veut qu'on réfléchisse aussi à la façon dont les spectacles sont travaillés". Car il se trouve que le servage, où le travailleur était la propriété de sa ferme, de son atelier, de son usine...  a bien été aboli...

Tenu pour l'héritier de l'immense dramaturge Tadeusz Kantor, Krystian Lupa se dit lui-même fasciné par le règne de la "terreur" que, de son propre aveu (le mot même est de lui), Kantor instaurait sur ses acteurs : "je cultive le fou intérieur en moi pour m'en servir et accéder à d'autres formes de pensées", explique Lupa. Nul ne lui reprochera de cultiver ce "fou en lui" qui habite tous les grands créateurs... mais ont-ils pour autant le droit d'imposer leur "folie" à celles et ceux qui doivent en faire un spectacle -les "invisibles" du théâtre ?

Le temps est passé des créateurs tout-puissants. Ils le restent sur leur création -ils n'ont plus à l'être, sur les hommes et les femmes qui permettent que cette création soit accessible à un public."Le Courrier" d'hier a titré son portrait de Krystian Lupa : "un démiurge problématique". Ne le sont-ils pas tous, par nature ou par vocation ?  Dans son commentaire sur l'"affaire", dans "Le Temps" d'avant-hier, Alexandre Demidoff exprime l'espoir que "nos sociétés si policées trouvent encore les espaces pour que des Lupa continuent d'éclairer nos abysses". Il en restera toujours, de tels espaces, et rien n'empêchera jamais que des créateurs y campent pour "éclairer nos abysses" -mais le temps est passé où il pouvaient y entraîner d'autres qu'eux-mêmes et celles et ceux qui, librement, veulent les y suivre.

Les démiurges sont morts, il n'est plus de créateur suprême.



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