Le jeu, le détournement, la dérive



La guerre, c'est l'art de duper
(Sun Zu)

1
Il n'est pour nous de meilleure méthode révolutionnaire, de plus sûr moyen
de radicaliser le changement et d'en hâter le moment, que celui qui
consiste à introduire dans tous les fonctionnements sociaux, c'est-à-dire
dans chacun et dans le moindre d'entre eux, l'élément de trouble qui non
seulement le perturbera, mais permettra d'en rendre évident le caractère
fondamentalement arbitraire. Nous avons donc à mettre au point, pour
chacune des situations dans lesquelles l'individu se trouve confronté à une
norme sociale, l'élément -l'acte, le lieu, la structure éphémère, la
parole- qui désarticulera et délégitimera cette norme.

2
Jouer avec les normes, détourner les structures, laisser dériver librement
les volontés de changement, et dériver nous-mêmes dans nos actes, hors des
vues balisées : telles sont les méthodes premières par lesquelles nous
tenterons d'agir, et en fonction desquelles nous nous obligerons à nous
comporter, moins d'ailleurs pour réaliser nos objectifs que pour en
manifester à la fois la possibilité, la légitimité et l'urgence.

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Notre dérive politique est une exploration de la politique, de ses chemins
de traverse et de ses détours, dans et hors des institutions ; mais elle
est aussi une découverte de voies nouvelles. Nous savons que la ligne
droite est toujours le chemin le plus con pour aller d'un point à un autre.
Nous savons que cette règle vaut plus encore pour la politique et dans
l'histoire que pour le déplacement et dans la géographie. Il nous incombe
d'en faire la démonstration publique, sur le terrain de tous les
changements possibles.

4
Nous ne nous interdisons aucun moyen d'action, aucune méthode, aucune
stratégie -sinon ceux et celles contradictoires de notre projet. Nous
voyons également dans un usage politique de la dérive une réponse à la
programmation, la planification, la détermination des actes et des enjeux
politiques (et des méthodes d'action) en fonction d'un calendrier et
d'échéances fixées par les institutions politiques elles-mêmes. Le temps
del'action politique ne saurait, pour nous, être capté par les institutions
mêmes dont nous voulons nous débarrasser -ou, à tout le moins, que nous
voulons changer, radicalmente e da capo. Or c'est bien cela, aussi, qui
pèse sur les actions de " la gauche ", courant d'échéances électorales en
sessions parlementaires, dépossédée de toute capacité d'initiative
autonomeet se condamnant elle-même à l'attente (que ce soit pour, ensuite, les
soutenir ou les combattre) de propositions tombant des institutions comme
les Tables de la Loi sur Moïse ou le Coran sur le Prophète. Entre
attentisme et défensive, la gauche a monnayé une illusion d'influence en la
payant d'une évidence d'impuissance -sauf bien sûr à considérer comme une
"puissance " la capacité de propulser quelques un(e)s des sien(ne)s dans les
sphères du pouvoir que l'on était supposer combattre -ou changer.
La réduction du rôle des partis de gauche à celui de bureau de placement
pour candidats à la haute fonction publique ou à la politique
professionnelle, et du rôle des syndicats à la fonction de bureau de
réclamation sociale du capitalisme, laisse à l'inventivité politique
(révolutionnaire par conséquence, sinon par définition) un champ
considérable : c'est un champ que nous voulons explorer par la dérive,
investir par le jeu, contrôler par le détournement.

5
Le pouvoir ne s'exerce jamais si bien, c'est-à-dire si lourdement, que sur
des gens tristes. La tristesse isole et le pouvoir doit isoler les uns des
autres ceux sur qui il s'exerce, précisément pour pouvoir continuer à
s'exercer sur eux -ce qui justifiera d'ailleurs leur tristesse.
La révolution est chose trop sérieuse pour être laissée à des gens
sérieux.
Nous ne le serons donc pas, et ferons en sorte qu'en chacun de nos actes le
jeu soit non seulement présent, mais déterminant, et que l'humour en soit
le langage. La libération est une fête, et si les révolutionnaires avaient
été moins tristes, sans doute leurs victoires auraient-elles été plus
heureuses. Ce que nous avons à faire, nous avons à le faire en riant.

6
La révolution doit nous être moins un devoir qu'un désir, et la faire non
une corvée mais un plaisir. La révolution n'est pas une messe, mais une
fête, et on la fait mieux en baisant qu'en se branlant.

7
Nous ne disons et ne faisons jamais que ce qui, pour l'essentiel, a déjà
été dit ou fait, depuis 4000 ans. Toutes les discours révolutionnaires sont
dans les fragments d'Héraclite, toutes les révolutions dans la révolte de
Spartacus. Faute de pouvoir ou de devoir inventer, et sauf à faire passer
pour une création la réinvention de ce qui avait déjà été inventé, il
nous reste le plagiat, le détournement, la mise au jour du capitalisme socialisé
de tout ce qui fut dressé contre l'esclavagisme, le féodalisme, le
capitalisme libéral, le collectivisme d'Etat.

8
Tout progrès culturel ou théorique tient d'ailleurs du plagiat, comme dans
une échelle ou un escalier chaque barreau ou chaque marche plagie la
précédente, ou du détournement, comme celui qu'opèrent les
révolutionnaires français des Lumières, Marx de Hegel, Lautréamont du romantisme, les
surréalistes de Lautréamont et les situationnistes des surréalistes. Le
plagiat précise, le détournement enrichit, et ce qui vaut dans l'ordre du
théorique et du " culturel " vaut, à plus forte raison, dans l'ordre du
pratique. Nous ne sommes pas de ceux qui, renonçant à découvrir, à
révéler, à réinventer, renoncent à changer. Nous sommes de ceux qui refusent à la
fois de tenir les héritages pour intangibles et les acquis pour sacrés.
Nous sommes de ceux à qui il importe peu que leurs idées soient novatrices,
pourvu qu'elles soient rénovatrices.

9
Lautréamont : " Le plagiat est nécessaire : le progrès l'implique " ; le
progrès, certes, mais aussi et surtout ce qui tient à la fois de la
légitimité et de l'efficacité : la capacité de tenir compte de ce qui a
été dit et fait, non pour le redire et le refaire, mais pour dire et faire
plus, mieux, plus loin. Se nourrir des révolutions du passé pour concevoir
celles à venir. Le plagiat, ici, est une mise à jour, et un détournement
d'héritage.
Marx, Bakounine, Rosa Luxemburg, André Breton et Guy Debord (pour ne citer
qu'eux) ont besoin d'être plagiés et détournés, pour que leur chemin se
poursuive au-delà de son terme. Il ne s'agit pas de récupération, ni de
révision, moins encore d'appropriation, mais de recyclage -d'aggiornamento.

10
Avec ces anciens joueurs, à partir d'eux, comme à partir du réel et face
aux normes sociales, le jeu nous permet de définir nous-mêmes les règles de
nos actes et de nos conduites, d'en assumer les conséquences comme nous
l'entendons, d'en changer les règles où, quand et comme cela nous sied. Le
jeu rétablit les communications perdues, réalise les liens improbables,
libère les affinités avilies par le marché et bridées par les normes
extérieures aux joueurs. Il est la source de toute invention sociale et de
toute invention culturelle, les pires (comme les religions) autant que les
meilleures (les révolutions) ; il est surtout la condition de la
transformation du spectateur en acteur, n'attendant d'autre récompense à
son jeu que le plaisir qu'il prendra à y jouer.

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