Produire des exécutants ou faire naître des citoyens ?

Histoire et géographie au Cycle d'Orientation :
Produire des exécutants ou faire naître des citoyens ?

La Direction du Cycle d'Orientation genevois envisageait, dans une nouvelle grille horaire, de ratiboiser d'un tiers le temps des cours d'histoire et de géographie. Contre l'avis de Charles Beer, et des enseignants de ces deux disciplines. Réduire l'enseignement de l'histoire au moment même où l'on envisage celui des « grands textes fondateurs de notre civilisation » pourrait paraître, à un esprit candide, parfaitement contradictoire. Mais ça ne l'est que si l'on persiste, candidement, à penser que le rôle de l'école n'est pas de fabriquer à la chaîne de bons producteurs et de bons consommateurs, mais d' « aider l'élève à se situer dans le monde en citoyen lucide et responsable », pour reprendre les mots de Charles Heimberg dans « Le Courrier » du 26 juin. Or apparemment ce n'est pas à cela que l'école devrait servir selon ceux qui la pensent aujourd'hui, mais à produire des exécutants dociles et efficaces de « l'économie », pour les besoins des maîtres de cette économie et d'eux seuls.

L'école des fanes

Renforcer les bases enseignées : le français, les mathématiques, les sciences « exactes », introduire des cours de culture latine pour tous les élèves, étudier les grands textes fondateurs des grandes civilisations : pour que ces objectifs, proclamés par Charles Beer, soient autre chose que de belles intentions, et se concrétisent, il faut bien que du temps supplémentaire d'enseignement soit trouvé. La seule idée que semble avoir eu, pour en trouver, la direction générale du CO, fut donc de réduire le temps d'enseignement de l'histoire et de la géographie. Une telle idée n'aurait cependant eu aucune chance d'être prise en compte si elle n'était pas dans l'air du temps : l'air d'une école utilitaire, d'un enseignement calibré aux besoins immédiats de l'économie et au désir de restauration des vieilles relations de commandement incontesté et d'obéissance incontournable -toutes ces attentes se concentrant en une seule : celle d'une école de dressage. Fin mars, la faîtière patronale Economiesuisse n'y allait pas par quatre chemins des écoliers : il faut renforcer l'enseignement des mathématiques et de la première langue et transmettre le sens de la discipline. Et quoi de plus efficace, pour renforcer la discipline, que l'amnésie ? L'école ne se mettrait pas à fabriquer, ou à envisager de fabriquer, des amnésiques si l'amnésie n'était d'aucune utilité à la société : pour conduire des gens là où l'on veut qu'ils aillent, rien n'est plus utile qu'ils ignorent d'où ils viennent. L'histoire, en particulier, mais aussi la géographie, sont des sciences humaines dangereuses : elles permettent de se situer dans le temps et dans l'espace, dans le monde où l'on vit, de comprendre un peu de ce monde, et de s'y inscrire comme citoyens. C'est en cela qu'elles sont dangereuses, ces deux disciplines, en ce qu'étant des instruments de compréhension, elles peuvent être fauteuses d'indocilité; en donnant des moyens de compréhension, on donne des moyens de critique, et de distinction de ce qui importe de ce qui n'est qu'écume médiatique ou besoin marchand. C'est dangereux, la compréhension. C'est dangereux, la mémoire. Mieux vaut s'en tenir à la seule compétence technique : celle qui manquait au Charlot des « Temps Modernes », et dont le manque le rendait si profondément, et solitairement, humain...

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