« Katharina » à la Comédie de Genève : Mémoire plombée des années de plomb

La « Katharina » de Jérôme Richier à la Comédie de Genève est décevante, malgré de belles trouvailles de mise en scène, malgré la Katharina de Céline Bolomey, malgré le livre d'Heinrich Böll et le film de Volker Schlöndorff et Margarethe von Trotta, réduits à une démonstration plombée sur les années de plomb. Peu importe : le pari était risqué, mais valait la peine d'être tenté et d'être vu. Parce qu'il porte une mémoire à retrouver. Celle d'un temps où Heinrich Böll, Prix Nobel de littérature en 1972, se mit au service d'une « certaine idée » de la cohérence en défendant, au nom de principes qui étaient les siens et pas les leur, et sous des torrents de boue déversés sur lui par la presse de poubelle, les membres de la Rote Armee Fraktion prisonniers de l'Etat allemand. C'était il y a trente-cinq ans. Et Anne Bisang a raison de rappeler que l'histoire peut bégayer, et on ne perdra pas son temps à se l'entendre rappeler.

Requiem

« Katharina racontre mon lien au théâtre » dit Anne Bisang. A nous, Katharina raconte bien d'autres liens. On peut rencontrer sans le savoir des ombres échappées des «années de plomb». Des ombres qui l'étaient déjà dans ces années là, sans domicile fixe, sans visage, clandestins sautant de cache en planque, vivant dans des tanières entre des poubelles, immergés dans un monde clos, dérisoire, une caricature du monde qu'ils voulaient changer et de la société qu'ils voulaient abattre. La force pour seule justification : « pour corps, la violence, et pour âme, le mensonge », comme le vieux Bakounine en faisait reproche au jeune Netchaïev. C'était le temps des caves et des soupirails, des braquages et des courses-poursuites. Un monde de beaufs et de machos obsédés par leurs flingues. Un monde de groupes cloisonnés et haineux, aux discours stéréotypés et aux stratégies absurdes. Terroristes, donc, rivés à des discours politiques bétonnés, des bunkers rhétoriques pleins d'un prolétariat disparu, d'un parti armé dérisoire, d'une révolution improbable. . Il leur aurait fallu, aux « terroristes des années de plomb », n'accepter ni de recevoir des ordres, ni d'en donner. Refuser les attentats aveugles, les bombes dans les banques, les provocations sanglantes destinées à révéler « le caractère intrinsèquement fasciste de la démocratie bourgeoise », refuser la punition des «traîtres à la classe ouvrière». Au nom de quoi flinguer un juge quand on s'est arrogé soi-même le droit de juger les autres, de disposer de leur liberté, de leur vie ? Le temps est passé où l'on pouvait croire que l'exécution d'un bourreau pouvait venger la mort des victimes. Nombreux étaient déjà ceux qui n'y croyaient pas lors même qu'ils s'y prêtaient, mais qui avaient besoin d'agir, et agissaient au plus immédiat, au plus brutal : éliminer l'adversaire. Mais l'adversaire toujours renaissait. Tuer un juge, c'était en faire naître un autre. Abattre un politicien, c'était donner son siège à son lieutenant ou à son concurrent. A quoi cela a-t-il servi de tuer Moro pour se retrouver avec Andreotti ? Et les choses ainsi se reproduisaient à l'identique, ou au pire. Et ceux au nom de qui ce combat se menaient n'en recevaient rien, ou alors des coups, encore et toujours. Et puis, ces militants passaient leur temps à s'auto-analyser, à s'auto-justifier et à s'entre-exclure, en des rituels de sectes se prenant pour des églises. Des bourgeois en rupture de milieu s'inventaient des filiations politiques, faute d'en avoir de sociales, fils de notaires parlant au nom du prolétariat et finissant dans des prisons où les plus prolétaires étaient leurs gardiens. Quelques uns, salamandres que le feu ne pouvait atteindre, ont glissé entre les flammes. Ceux là, peut-être, ont survécu à leurs délires. Mais à quel prix, et dans quel état ? Ils avaient rêvé d'un monde meilleur et avaient choisi pour le bâtir les pires moyens du monde dont ils voulaient se défaire. Qui d'estimable, en ces temps là, ne rêva pas d'un Grand Soir ? Certains se contentèrent d'en parler, d'autres écrivirent. D'autres prirent les armes. Et furent consumés. Les vainqueurs jugèrent les vaincus. C'est toujours ainsi que ces choses se passent. Il était sans doute du destin des vaincus de l'être : qu'auraient-ils fait d'une victoire ? Tous leurs choix furent suicidaires, leurs marches militantes étaient des marches funèbres. Ils furent nombreux ceux que cette route épuisa et que l'on retrouva dans le fossé, égrénés dans les asiles, les prisons et les églises -ou les sectes. Le temps aujourd'hui est à l'expiation. Ceux qui alors ne juraient que par la lutte armée s'en viennent, contrits et humbles, faire une dernière fois leur autocritique, comme tant de fois ils le firent dans leurs organisations d'avant-garde. Mais c'était alors devant leurs camarades, et c'est aujourd'hui devant leurs juges. Ils sont nombreux aussi ceux qui vibrèrent aux exploits des terroristes et qui, oublieux, dénonçent désormais l'ombre de Staline, du Goulag, des Khmers Rouges ou d'Oussama ben Laden dans toute volonté de changement. Hérétiques convertis devenus inquisiteurs, enflammés ils y a trente ans, conformistes aujourd'hui, et avec d'autant plus de prétention à avoir raison qu'ils ne cessèrent jamais d'avoir tort. Il nous faut apprendre à être combattant-e-s sans être militant-e-s. Il y a toujours du militaire dans le militant, et de la discipline, et de l'obéissance, et de l'aveuglément. On n'est plus soi-même quand on n'est plus qu'un « camarade»... Il nous faut nous insurger contre les recettes de l'insurrection, et perdre le goût de l'autocritique, de ce masochisme de flagellants léninistes. Et surtout, n'avoir aucun repentir quand vient le temps des repentis.

Commentaires

Articles les plus consultés