Un projet socialiste : la révolution bourgeoise ?

Prendre le capitalisme à ses mots...

Il n’est pas impossible que les principes les plus fondamentaux d'un projet socialiste aient été, et soient, exprimés par quelques uns des textes par lesquels la bourgeoise a donné les justifications idéologiques de son ordre, les « droits de l’homme », les « droits des femmes », les « droits de l’enfant », les « droits sociaux et politiques »... Relisez-les, ces textes : aucun d’entre eux ne dit autre chose que l’impossibilité de le concrétiser autrement que par un bouleversement complet de l’ordre social et politique, et chacun d’entre eux exprime, pour le moins, une part du vieux projet révolutionnaire de réunification de l’homme réel et de l’homme potentiel, de l’individu et de ses rêves, de la personne et de ses droits. Nous pouvons prendre le capitalisme au piège de son propre discours, en le prenant à ses mots : on l’abolira plus sûrement en concrétisant les droits qu’il fait mine de proclamer qu’en niant la légitimité de ces droits au motif, même vérifié, de l’hypocrisie de ceux qui les proclament.

Nullum est iam dictum quod non dictum sit prius

« Plus rien n'est à dire qui n'ait déja été dit » : Le discours par lequel la bourgeoisie a légitimé sa propre révolution reste un discours révolutionnaire -et d’autant plus révolutionnaire que cette révolution n’est pas achevée. Cette force révolutionnaire de l’idéologie révolutionnaire bourgeoise est d’ailleurs constatée par le fait même qu’elle est accusée d’être l’inspiratrice des tourments et des tourmentes des siècles qui suivirent 1789. Ainsi donc, devant un tribunal convoqué par ceux qui ont passé plus de deux cent ans à craindre qu’il aboutisse, le projet révolutionnaire comparait en accusé, condamné par avance au motif étrange de son échec, ou, plus raisonnablement, de sa nocivité constitutive. Mais s’est-on seulement posé la question de sa réalisation, ou même de sa tentative ? Que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ne soit contenue ni (évidemment) dans 1789, ni dans 1793, ni dans 1848, ni dans 1917 tient de l’évidence. Certes, il y eut la Commune, l’Ukraine de Makhno, Cronstadt, l’Espagne libertaire… mais ces révolutions naissantes, au nom de quoi, et par qui, furent-elles étouffées ? La Commune par les républicains bourgeois ; Makhno et Cronstadt, par les bolcheviks ; l’Espagne libertaire, par la sainte alliance des staliniens et des franquistes, du parti et de l’Eglise, de la faucille, du marteau et du goupillon. La révolution manquée ou étranglée est jugée, et condamnée, par ceux qui avaient tout à craindre de sa réussite, et par ceux qui serrèrent le garrot -un peu comme ces femmes irlandaises engrossées par leur évêque puis condamnées par l’Eglise pour avoir avorté sur ordre de leur fouteur épiscopal… S’il fallait un programme à une révolution encore à naître, un programme qui la précédât, nous pourrions nous contenter de celui que nous offre la déclaration des droits de l’homme de 1948 : qu’on la relise, et qu’on nous dise si un seul de ses articles est compatible avec le respect de l’ordre établi, et avec le capitalisme… et qu'on ose nous dise aussi que ce n'est pas au nom des droits qu'elle proclame que se soulèvent les peuples d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, aujourd'hui... La cause révolutionnaire est peut-être une cause perdue, mais les causes perdues, comme les amours impossibles, sont bien les seules qui vaillent que l’on se battent pour elles. Nous ne devons aucune loyauté aux vainqueurs, aucun respect aux « gagnants », et n’avons à leur obéir qu’avec la ferme intention de les trahir et le constant sentiment de les mépriser. Seuls les perdants peuvent être magnifiques. Funambules, nous marchons sur la ligne de partage entre deux mondes -l’un dont nous ne voulons pas, et qui est le monde tel qu’il est, et l’autre dont nous formons le projet, et qui est le monde tel qu’il devrait être. Il nous faut hâter la disparition du premier et l’émergence du second, ou nous abîmer dans la faille qui les sépare. Du monde qui nous est offert, nous n’acceptons plus que ce que nous pouvons lui voler pour le retourner contre lui. Du monde que nous voulons offrir, nous ne pouvons encore retirer que la volonté souveraine de risquer notre propre désastre. Au moins n’entraînerons-nous personne dans notre chute : le funambule tombe tout seul de son fil.

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