Il y a trente ans, le 10 Mai de Mitterrand : Tonton, et après ?

On n'avait pas encore trente ans, et cela faisait presque vingt-cinq ans que la droite gouvernait la France, à l'abri de la haute stature, puis de l'ombre, d'un général qui fut maurrassien avant que de cesser de l'être en devenant l'homme d'un refus. Que fêtions-nous, ici aussi, à Genève, comme si cette victoire était aussi la nôtre ? La victoire de Mitterrand (qui fut maurrassien aussi) ou la défaite de Giscard ? On aurait préféré Mendès, ce fut Mitterrand, élu de toute la gauche (il n'aurait pas battu Giscard sans les voix des électeurs communistes -malgré la direction du parti, la victoire du candidat socialiste sonnant les premiers coups du glas des obsèques du grand PCF des années cinquante et soixante -il est vrai cependant que le sonneur de cloches avait été convoqué en mai 1968...). Il y a trente ans, la victoire de Mitterrand. Il y a 140 ans, la défaite de la Commune : héritiers de l'une et de l'autre mais n'accordant aucune légitimité aux institutions politiques au-delà des municipalités, nous choisissons notre héritage : mai 1871 plutôt que mai 1981.

« Nous voulions changer la vie, c'est la vie qui nous a changés » (Lionel Jospin)

Est-elle électoralement victorieuse –et encore ne l’est-elle qu’à la condition préalable d’avoir été pour un temps rejetée dans l’opposition, et la gauche française y était depuis près d'un quart de siècle, que la social-démocratie ne sait rapidement plus que faire du pouvoir politique qui lui échoit, sinon s’y lover comme un renard en son terrier. La gauche française arrivée au pouvoir en mai 1981 avait bien commencé son exercice gouvernemental, en abolissant la peine de mort et la Cour de sûreté de l'Etat, en instaurant la retraite à 60 ans, en régionalisant... mais un an plus tard, elle renonçait à se servir du pouvoir politique pour changer les règles du jeu social et les codes de l’ordre du monde. Le socialisme démocratique a sans doute trop bien, trop profondément et trop longtemps intégré les normes et les références libérales (le marché, les « grands équilibres » et les « lois de l’économie ») pour pouvoir s’en extirper. Comment en effet être une alternative à ce que l’on a accepté, et dont on a usé –avec quelque efficacité, si cette efficacité ne se mesure pas à la capacité d’atteindre ses objectifs initiaux (le changement social) mais à celle d’atteindre un niveau de pouvoir suffisant pour se résigner sans tourments à abandonner ses ambitions ? Le déclin du socialisme européen s’est amorcé dans le moment même (le début des années ’80) de ses grandes victoires électorales en France, en Espagne, au Portugal, en Grèce et en Italie. La social-démocratie ayant remporté les batailles qui lui importaient le plus, elle perdait la guerre qu’elle aurait dû mener dans le temps même où elle investissait les palais présidentiels et gouvernementaux. Ce qu’elle gagna en poids institutionnel, elle le perdit en hégémonie culturelle et en légitimité sociale ; elle ne tarda guère à mener la même politique que celle qu’à sa place la droite aurait menée, et fit ainsi le contraire de ce pourquoi elle avait été élue. Or ce qui fonde la légitimité d’un mouvement politique est toujours ce qui le distingue de ses concurrents et de ses adversaires ; dès lors que cette distinction ne porte plus que sur les détails de politiques aux bases communes ou les parures de décisions que n’importe qui pourrait prendre, et qu’elle ne s’exprime plus que par les style et les discours tenus pour les justifier, cette légitimité se dissout et se réduit à un clientélisme tôt menacé de dérives purement mafieuses, que manifesta jusqu’à la caricature l’errance craxienne en Italie et qu’en France les théâtres d’ombres du mitterrandisme ne permirent que de cacher un temps. Le destin du PS français a quelque chose d’exemplaire :vainqueur en 1981 sur la promesse rimbaldienne de «changer la vie » et vaincu en 1986 pour n’avoir réussi à changer réellement que la vie de ses caciques, en ayant abandonné toute ambition réellement réformatrice dès 1983, les socialistes français n’ont pas été défaits parce qu’ils étaient réformistes, mais parce qu’ils avaient cessé de l’être : l’échec de la social-démocratie n’est pas là où la gauche révolutionnaire veut le voir, dans son réformisme, mais dans sa rétraction dans le conservatisme et le conformisme. Dirigé par de hauts fonctionnaires, des ministres en exercice, d’anciens ministres ou des ministres putatifs impatients de l’être réellement, le PS français n’était plus, après cinq années de pouvoir, que l’ombre d’une force socialiste, et il fallut toute la bêtise de la droite française, conjuguée à toute la malignité mitterrandienne, pour permettre au PS de « revenir aux affaires » (dans tous les sens du terme, d’ailleurs) en 1988. Le parti n’était déjà plus alors que l’arrière-Cour du Monarque (mais plutôt, fort heureusement, celle de Louis XI que celle de Louis XIV). L’adhésion des « socialistes de gouvernement » aux dogmes économiques libéraux (et il nous faut bien dire quelle contradiction entre ses termes contient l’expression « culture de gouvernement », et plus encore, dans une société capitaliste, celle de « socialisme de gouvernement») fera le reste en défaisant le « socialisme à la française », le parti ne lui survivant que comme la carapace du scarabée à la mort du scarabée.

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