Question bête en période électorale : Mais qu'est-ce que je fous là ?



Simplificatrices des discours politiques jusqu'à souvent les réduire à des caricatures d'eux-mêmes, mais clarificatrices des choix stratégiques collectifs et des postures individuelles, les périodes électorales sont peu propices à l'expression de cette part d’ambiguïtés et de contradictions internes que toute position politique contient quand elle ne renonce pas à l'intelligence par souci d'efficacité. Il n'empêche que l'on peut s'y interroger en se posant à soi-même une question elle aussi fort simple  mais à laquelle aucune réponse simple ne peut être donnée :  « qu'est-ce que je fous là ? » Ce n'est pas une question de candidat(e), c'est une question de militante : qu'est-ce qui me pousse à « faire de la politique », quand rien au fond ne m'y oblige, sinon mon propre choix ?


« Je ne sais ce qui me possède, qui me pousse à dire à voix haute...» (Aragon)

l y a dans l'engagement politique, tant qu'on n'en fait pas une profession (sinon peut être une profession de foi en autre qu'en soi-même : en une idée, en un projet, en une histoire), quelque chose qui échappera toujours à la compréhension de qui n'y cède et ne s'y livre pas. Parce qu'enfin, qu'est-ce qui peut bien pousser à Genève un millier de conseillères et conseillers municipaux, de députées et de députés, de maires et d'adjoints des plus petites communes, à poser leurs séant sur les fauteuils généralement fort inconfortables des institutions où ils et elles sévissent, qu'ils y brillent ou qu'ils y sommeillent ? le goût du pouvoir ? celui qu'ils ont est fort relatif, pour ne pas écrire presque inexistant... l'amour de la controverse politique ? celles qui se font jour dans nos conseils ne méritent qu'exceptionnellement qu'on s'y attarde... alors quoi ? les idées, les projets, les programmes politiques ?  Pour quelques un-e-s, sans doute, et pour nous en tous cas, le plaisir du débat, jusqu'à la polémique, et parfois celui, fugace comme l'adolescence, de la transgression, du décalage, voire de la provocation...  Et puis quelques rencontres, que nous ne ferions pas, ou plus, ailleurs que là où les élections nous ont porté, et dont certaines nous sont si précieuses qu'elles seules nous convainquent de rester là où le hasard des élections nous a porté.

« Je ne sais ce qui me possède, qui me pousse à dire à voix haute, ni pour la pitié ni pour l'aide, ni comme on avouerait ses fautes, ce qui m'habite et qui m'obsède...», avoue Aragon. Il n'est pas seul en cette ignorance, que nous ne pouvons guère combler qu'en nous souvenant que nul ne nous a obligé à être là où nous sommes, à y faire ce que nous y faisons, à attendre d'autres qu'ils et elles le fassent avec nous, aussi librement que nous. Car nous ne pouvons rien exiger d'eux que notre propre refus de toute exigence, que leur autonomie individuelle, que leur imagination individuelle et collective. Il nous arrive certes de nous dire que ce sont là exigences excessives -mais nous entendons être de ceux qu’aucun excès jamais ne satisfera. Nous avons certes à prendre les individus tels qu’ils sont, c’est-à-dire tels que la société que nous combattons les laisse, et nous laisse nous-mêmes, mais nous avons aussi à reconnaître qu’ils peuvent être plus que ce qu’ils sont, comme nous-mêmes voulons être plus que ce que nous sommes, dès lors que nous nous donnons des buts excédant nos moyens.

Pourquoi faisons-nous de la politique, alors que nous ne voulons ni gouverner, ni être gouvernés, que nous avons appris de l'histoire qu'on n’abolit pas la chefferie en se donnant des chefs, que le pouvoir n’est pas à prendre mais à abolir -entre nous d’abord. Et qu'au fond, ce n’est  pas le pouvoir que nous voulons prendre, mais la vie, et qu'il devrait donc nous importer assez peu de perdre ces combats politiques qui pourtant nous importent et que nous menons, et dont l’enjeu (électoral ou putschiste) est le pouvoir d’Etat, le gouvernement, la maîtrise des appareils idéologiques ou répressifs d’Etat... Mais il y a bien cependant quelque chose à assiéger, quelque espace à ravir à l’adversaire, et il ne s’agit ni de bâtiments, ni de villes, ni d’institutions : il s’agit de « la tête des gens»,  qu'il n'est pas à prendre mais à leur rendre. L’esclave ne se libère pas en prenant le palais des maîtres, mais en décidant de ne plus être esclave, et de même le citoyen ne l'est qu'en cessant d'être sujet, le travailleur ne s'émancipe qu'en cessant d'être exécutant, le militant ne se prémunit de devenir bureaucrate qu'en ne se laissant guider que par lui-même, son propre coeur, sa propre tête.
Et si cela ne nous dit toujours pas pourquoi nous «faisons de la politique», cela peut nous dire comment et avec qui il convient d'en faire : librement, avec des femmes et des hommes libres.

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