Pas seulement des paroles, des actes...

On remet le couvert : aujourd'hui, mercredi 14 novembre, dans toute l'Europe*, les syndicats organisent une journée de protestation et de mobilisation contre les politiques d'« austérité » par lesquelles les gouvernements (et leurs mentors économiques, nationaux et transnationaux) font payer la crise aux victimes de la crise. « Les mesures d’austérité (...) font plonger l’Europe dans la stagnation économique, voire la récession. Le résultat: arrêt de la croissance et chômage en hausse continue. En coupant dans les salaires et dans la protection sociale on attaque le modèle social européen et on aggrave les inégalités et les injustices sociales », rappelle la Confédération européenne des syndicats, qui exige « des actes pour une croissance soutenable et des emplois. Pas seulement des paroles », car il y a « urgence sociale ».

*A Genève, les rendez-vous sont donnés de 9 heures 30 à 11 heures, place Bel-Air, et à midi devant les consulats d'Italie, d'Espagne, de Grèce et du Portugal.


Avant de retrouver de vieilles lunes éclipsées par l'ombre des renoncements de la gauche raisonnable...


Il faut « changer de cap, pour un contrat social européen», proclame la Confédération européenne des syndicats, qui exige « un vrai dialogue social, une politique économique favorisant des emplois de qualité, une solidarité économique entre les pays, et la justice sociale ». Ce qui devrait se traduire par des mesures fortes, comme des politiques de redistribution par la fiscalité et la protection sociale, des garanties d’emploi pour les jeunes, une politique industrielle « verte » ambitieuse, la lutte contre le dumping social et salarial, la mise en commun de la dette au moyen d’euro-obligations, la mise en place d’une taxe sur les transactions financières, des taux minimum d'imposition pour les entreprises en Europe, la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales, tout cela dans le respect des négociations collectives et du dialogue social et la garantie des droits sociaux et syndicaux fondamentaux...
Ce programme, en effet « alternatif » aux programmes et aux pratiques d'austérité mis en oeuvre dans toute l'Europe (pour ne parler que de notre sous-continent), par des gouvernements de droite mais souvent aussi, lorsqu'ils sont au pouvoir, des gouvernements sociaux-démocrates, est un programme politique. Et un programme politique social-démocrate (quand nombre de partis sociaux-démocrates ne sont même plus capables d'en proposer un), porté par les syndicats, ce qui pose la vieille question de leur rôle.  Dans la tradition social-démocrate, le syndicat a pour fonction d'organiser l'ensemble des travailleurs, sans distinction d'opinions politiques (ou religieuses). Dans la tradition léniniste, il est la courroie de transmission à la classe ouvrière des choix du parti. Dans la tradition anarchiste, il est la préfiguration de la société à venir, et des organisations qui remplaceront l'Etat. Ces trois traditions assignent toutes trois, une fonction politique au syndicat. Cette fonction politique, les syndicats européens entendent la jouer, et ils proposent un programme qui se pose comme une alternative à l'« austérité », parce que les partis socialistes ne sont plus porteurs d'une telle alternative. Les syndicats européens agissent donc aujourd'hui comme substituts d'une gauche politique défaillante. Ce n'est pas parce que les syndicats et les partis ont des fonctions différentes que ces fonctions ne sont pas, les unes et les autres, les syndicales et les partisanes, politiques. Certes, un parti politique se légitime par sa capacité à défendre un programme portant sur l'ensemble des enjeux et des champs d'une société, et un syndicat par sa capacité à défendre ses membres et la classe sociale à laquelle ils appartiennent -mais ces deux légitimités sont, aussi, toutes deux, pleinement politiques. Reste à savoir ce que syndicats et partis en font.

Depuis que la social-démocratie a elle-même abandonné son propre programme historique, son flambeau a été repris par le mouvement syndicat, et même par une bonne partie de la « gauche de la gauche », qui ne tient plus, sinon sur la forme, un autre discours, et ne défend plus un autre programme, que le discours et le programme social-démocrates. Si ses différentes et concurrentes composantes n'ont guère en commun que leur commune détestation de la social-démocratie, la plupart d'entre elles partagent désormais le même repli de leurs anciennes espérances révolutionnaires sur la restauration du bon vieux tryptique social-démocrate naguère honni : l'Etat social (et les « droits acquis »), l'Etat de droit, l'Etat démocratique. L'Etat, donc trois fois garant du contrat social « de gauche ». Que de semblables revendications puissent aujourd''hui paraître quasiment révolutionnaires, que le vieux programme social-démocrate redevienne ce qu'il avait cessé d'être depuis soixante ans -le programme d'une alternative politique, économique et sociale- dit bien en quelle calamiteuse situation nous sommes.

On peut, et on doit, demander plus, et mieux, que ce que revendique la journée européenne d'action syndicale d'aujourd'hui. Mais on ne peut se soustraire à la soutenir et, comme on le veut et le peut, y prendre part. Parce que pour l'instant, le si proche horizon qu'elle dessine est une ligne de front. Mais une fois passée la journée de mobilisation, tentons de retrouver dans nos cieux politiques ces vieilles lunes éclipsées par l'ombre des renoncements de la gauche raisonnable, de laquelle désormais participe pleinement la « gauche de la gauche » : : le revenu universel (en plus du salaire minimum), la nationalisation des banques, la municipalisation du sol urbain, la semaine de 24 heures, l'impôt confiscatoire des revenus et de la fortune dépassant le double des revenus et de la fortune médians... toutes propositions qui étaient, sous cette forme ou une autre, celles de la Deuxième Internationale (l'Internationale ouvrière et socialiste) d'avant la Grande Guerre. Et qui pourraient fort bien prendre place dans le "cahier de revendications" d'un mouvement comme celui qui, en Suisse, en 1918, par la Grève Générale, finit par accoucher de l'Etat social.

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