Vidéosurveillance : Rassurer le bon peuple


L'aimable Conseil Municipal de l'aimable Ville de Genève a longuement (deux heures de débat...) traité il y a quinze jours d'une pétition de l'aimable parti démocrate-chrétien (qui aurait préféré en faire une initiative mais y avait échoué au stade de la récolté de signatures), en faveur d'un développement de la vidéo-surveillance dans l'espace public de Piogre -cela même à quoi Lucerne appelle à renoncer, pour cause d'inefficacité... Pourquoi cette demande à Genève de ce dont on s'apprête à renoncer à Lucerne, sur proposition de la municipalité elle-même ? Pour lutter contre la délinquance et l'insécurité ? Mais filmer des délinquants en train de se livrer à leurs coupables activités, ce n'est évidemment pas réduire la délinquance, si c'est, peut-être, en accélérer la répression -qui par définition n'intervient qu'une fois l'acte répréhensible commis, et n'empêche donc nullement sa commission. Surtout lorsqu'il s'agit de récidivistes qui se tamponnent le casier judiciaire d'être une fois de plus alpagués... Alors, la vidéosurveillance, pourquoi ?

 « La crédibilité d'un gouvernement ne se mesure-t-elle qu'à sa capacité d'insinuer la peur  ? »

Il y a déjà plus de 1500 caméras de vidéosurveillance à Genève, et leur nombre s'accroît sans cesse. L'insécurité, réelle ou ressentie, diminue-t-elle pour autant ? Les 18 millions de caméras de vidéosurveillance filmant le Royaume-Uni y ont-elles enrayé la montée de la violence ? Plaidant pour la multiplication des caméras de surveillance, le député PDC (et pas encore candidat au Conseil administratif de la Ville) Guillaume Barazzone, démontait ainsi lui-même sa propre argumentation en faveur de la vidéosurveillance, en posant la question  :  « Alors que chaque année le nombre d'agressions et de vols dans nos rues augmente, qu'attend notre gouvernement pour passer à l'action ? ». Mais si, dans le même temps ( « chaque année ») où le nombre de caméras de vidéosurveillance augmente le nombre d' « agressions et de vols dans nos rues augmente » aussi, où diable peut bien se nicher l'efficacité attendue de la vidéosurveillance ? Dans le chiffre d'affaire des vendeurs du matériel nécessaire ? Efficace pour la surveillance des parkings, de l'aéroport ou des véhicules des transports publics, la vidéosurveillance ne l'est pas sur la voie publique. Elle coûte cher, pour une efficacité très, très relative, et un effet dissuasif tout à fait imperceptible. Les délits et crimes sont à peine mieux, ou plus vite, résolus, les erreurs d'interprétation des images (et donc les erreurs judiciaires) augmentent avec le nombre d'images. Et surtout, un sentiment illusoire de sécurité, désarmant les comportements de précaution, est diffusé par la présence même des caméras, alors que ces caméras ne renforcent guère la sécurité, si elles généralisent le voyeurisme.

Au fond, le but de cet exercice sans effet sur sa cible annoncée ne serait-il pas à rechercher plutôt dans la posture de qui installe les caméras que dans la réalité de qui est par elles filmé ?   « La crédibilité d'un gouvernement ne se mesure-t-elle qu'à sa capacité d'insinuer la peur chez ceux qu'il administre ? », se demandent, faux naïfs, les anars du Monde Libertaire... Bonne question, camarades, et bonne réponse contenue dans la question elle-même... Il existe, disait Victor Hugo, une  « connivence tacite, non voulue, entre ceux qui font peur et ceux qui ont peur»; tacite, peut-être, mais certainement pas non voulue puisque cette connivence s'objective aujourd'hui dans un appareillage, celui de la vidéosurveillance, qui est aussi, au regard de son prétexte sécuritaire, un placebo coûteux, inefficace, pervers -mais rassurant : un grand frère vous regarde... À moins qu'en réalité, ce soit lui-même qu'il regarde, ce Narcisse étatique, cet Etat narcissique, et qui se filme en vous filmant...

George Orwell n'était peut être pas si pessimiste qu'on le croit et que lui-même se plaisait à le faire croire, ayant traversé bien des raisons de le devenir. Mais imaginant 1984 comme une sorte de perfection des pouvoirs et des mensonges qu'il eut à combattre et à dénoncer, à commencer par ceux qu'il vit à l'oeuvre en Espagne, où ils avaient les traits repoussants du fascisme et du stalinisme, l'un fusillant de face et l'autre dans le dos, il ne paraît pas assez clairement avoir prévu que nos années présentes puissent avoir fait un pas de plus, nous éloignant certes de la grise désespérance qu'il décrivit, mais en nous installant dans une sorte de suave voyeurisme non moins calamiteux : celui d'une surveillance généralisée non plus imposée par un pouvoir absolu, mais demandée par des populations apeurées.
Une nouvelle forme de la soumission volontaire, où Orwell rejoindrait La Boëtie...

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