Elle court, elle court, la rumeur

Mais kibèzki ?

C'est le plus vieux medium du monde. Pas le plus courageux, mais le plus économique. Le plus efficace, aussi, puisque le moins contrôlable, et le seul qui évite à l'émetteur d'une « information » d'avoir à l'assumer, et à rendre compte de sa véracité. Vous pouvez tout faire passer par une rumeur. Tout et n'importe quoi  le vrai comme le faux, l'absurde, l'injurieux. Le moralisateur hypocrite salive en cancanant, l'envieux prend ses marques en dévalorisant. La rumeur précède l'information. En la dévaluant par avance. Elle accompagne la politique. En la réduisant à ce qu'elle a de pire, et de plus vide. On ne se demande pas qui propose quoi, on veut savoir qui couche avec qui. La politique pour les nuls, en somme.


«   Ne m'en voulez pas de me taire quelques heures
Qui que tu sois ou qui que vous soyez
dans les mailles du copinage...»

(Jacques Laurent, philosophe, résistant, mort à Buchenwald à 26 ans)


Vous souvenez-vous de la « rumeur d'Orléans » ?  en avril 1969 s'était propagé le bruit que les cabines d'essayage de plusieurs magasins de lingerie féminine d'Orléans étaient en fait des pièges où des clientes étaient endormies à coup de seringues hypodermiques, puis enlevées pour être livrées à un réseau de prostitution (la fameuse « traite des Blanches »). Aucun démenti, même émanant de la police signalant qu'aucune disparition suspecte n'avait été répertoriée n'avait pu éteindre cette rumeur, dont Léon Poliakov et Albert Memmi soulignèrent le caractère antisémite (les magasins qu'elles désignait étaient tenus par des juifs), dont les media s'étaient emparés. Après Orléans, elle s'était propagée ou avait ressurgi, sous des formes diverses, dans une dizaine de villes françaises, et jusqu'au Québec et en Corée... et elle circule toujours sur l'internet.
L'expérience orléanaise est à la portée de n'importe qui, n'importe où : lancer une rumeur, la laisser circuler, et recueillir au bout de quelques jours ce qu'il en est advenu; vous avez annoncé une infraction, elle sera devenue crime; vous avez susurré un regard énamouré, il sera devenu partouze. Peu importe d'ailleurs la véracité ou la fausseté de ce que la rumeur colporte: celle d'Orléans relevait du fantasme -et comme on l'a vu, elle a fait son chemin. Car la rumeur est au-delà du vrai et du faux, de la sincérité et du mensonge. Au-delà, ou hors du champ où l'on pourrait en attester. Elle s'en fout, du vrai et du faux, de la sincérité et du mensonge. Elle se suffit à elle-même.
Et puis, en la lançant, en la relançant, en la commentant, on se pousse du col. On est de celles et ceux qui savent. Mais pas de ceux qui disent à autre voix ce qu'ils savent ou croient savoir : de ceux qui le murmurent dans les couloirs, les buvettes, les salles des pas perdus où les mots ne se perdent pas pour tout le monde, et désormais dans les «réseaux sociaux» , quand il suffit d'un clic de souris sur le mot « partager »  pour que des centaines de vos faux amis puissent à leur tour la reprendre et la « partager ». Et là où naguère elle ne se propageait qu'à la vitesse des mots prononcés à voix basse dans quelques oreilles apéritives, elle circule aujourd'hui à la vitesse de quelques mégabytes à la seconde. Le modernisme technologique nous assure que nous sommes partie prenante du plus gigantesque réseau de communication jamais réalisé : l’Internet. Nous le sommes, en effet, mais comme la mouche est partie prenante de la toile de l’araignée qui va s’en nourrir. Les informations (mais lesquelles?) circulent pour que les gens restent immobiles, rivés à leur ordinateur, enfermés chez eux, autistes coupés du monde réel mais branchés en permanence sur des simulacres, réceptifs aux sommations d’être conformes à ce que l’on attend qu’ils soient et à l'invitation de se faire colporteurs de croustillantes insignifiances. Et pendant ce temps, ce qui importe vraiment, ce qui a de lourdes conséquences, ce qui relève de choix décisifs, qui en débat, et où ?
Mais il va de soi que nous n'écrivons ici de la rumeur que comme d'une affection exotique, d'une pratique étrangère dont  notre vieille république est préservée.
A part ça, vous le saviez, vous, que Machine couchait avec Chose ? ça vous en bouche un coin, hein ?

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