Mort de la baronne Thatcher de Kesteven : Remember...

Premier ministre de Grand-Bretagne (et d'Irlande du nord, hélas) pendant onze ans, de 1979 à 1990, morte lundi à l'âge de 87 ans, mais absente au monde depuis dix ans, Margaret Thatcher aura « marqué son époque », répètent à satiété les nécrologues. Marqué son époque, en effet. Mais comment, et par quoi ? Par une seule bonne action -et encore fut-elle involontaire : avoir provoqué la chute des militaires fascistes argentins en envoyant son armée récupérer les Malouines. Pour le reste... Le cercle des potentats retraités ou déchus accable sa dépouille d'hommages, et les potentats en place font chorus : c'est l'une de leurs qui vient de mourir, et c'est sur leur destin à eux aussi qu'ils pleurent, pendant que nous nous souvenons d'un certain Bobby Sands...

La baronne lisait Kipling et produisait du Dickens


Casser les syndicats, libéraliser à tour de bras (y compris la place financière londonienne), privatiser tout ce qui peut l'être, liquider la plus grande partie de l'industrie britannique, accoucher d'une société à trois vitesses (un tiers de défavorisés, un tiers de précarisés et un tiers de privilégiés) et laisser crever au fond de leurs cellules de prisonniers de droit commun des détenus politiques, républicains nord-irlandais en grève de la faim : Margaret Thatcher aura bien mérité le titre de « baronne Thatcher de Kesteven », qui lui donna droit de siéger à la Chambres des Lords. Il y avait de l'idéologie, de la nostalgie et de la posture dans son action politique : l'idéologie, c'était l'ultralibéralisme économique (mais pas forcément sociétal); la nostalgie, c'était celle de l'Angleterre de Kipling; la posture, c'était la « fermeté » (« l'ordre, la précision et la rigueur » des méthodistes, comme elle le dira elle-même). La posture allait à l'appui de l'idéologie -mais de l'une à l'autre, de l'image donnée à la politique menée, il pouvait y avoir un peu plus qu'une contradiction : la lectrice de Kipling aura produit une Grande-Bretagne à la Dickens, et l'anti-européenne Thatcher aura signé l'Acte unique instituant l'Union européenne, soutenu l'élargissement de l'Union Européenne et mis en place comme les autres le « marché unique » -il est vrai qu'en l'Europe, elle ne voyait qu'un marché, et que rien ne la révulsait plus que l'hypothèse d'une «  Europe sociale » et d'institutions européennes démocratiques -et là, son héritage pèse encore...

Il paraît qu'à Londres, des scènes de joie se sont produites à l'annonce de la rouille définitive de la Dame de Fer, et on annonce même l'intention de célébrer sa mort par une nuit dansante samedi à Trafalgar Square : l'unanimisme compassionnel a des limites que la mémoire aide à franchir. Le respect dû aux morts ? soit... mais quand ces morts ne respectaient guère de vivants qu'eux-mêmes ? Ne devrait-on s'obliger à honorer les morts que par peur de notre propre mort (ou pour conjurer le désir qu'on peut parfois en avoir) ? Pourquoi devrait-on accueillir la mort de Thatcher avec l'hypocrite componction du croque-mort quand celle de Ben Laden avait suscité la ferveur populaire aux USA, celle de Pinochet le seul regret qu'il n'ait pas été jugé au Chili, et que nous mêmes avions salué celle de Franco en ouvrant une bouteille de vin de Navarre (assez mauvais d'ailleurs, si les souvenirs nous en sont fidèles) ?
Il y a trente-deux ans, le 5 mai 1981, mourait de faim dans sa prison Bobby Sands, militant et combattant républicain irlandais, élu au parlement britannique alors qu'il avait déjà commencé avec ses camarades une grève de la faim à l'appui de la revendication de bénéficier du statut de prisonnier politique. Délibérément, Margaret Thatcher les laissa mourir, pour ne pas avoir à leur accorder ce statut. Dix succombèrent ainsi, pendant six mois d'une succession d'interminables agonies. Et le conflit nord-irlandais dura dix ans de plus.

Si l'on devait le respect aux morts pour la seule raison qu'ils sont morts, on le devrait certes à tous les morts, même aux pires, mais si on ne le doit pas à tous, qu'on s'autorise à ne pas l'accorder à qui on estime ne pas l'avoir mérité de son vivant, et qu'on se donne à soi-même le droit de choisir à qui on l'accorde. Ici, on s'autorisera à ne pas l'accorder à Margaret Thatcher -ne serait-ce qu'en souvenir de Bobby Sands et des neuf fantômes décharnés formant avec lui la seule haie d'honneur que mérite le cercueil de la baronne -leur bourreau.

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