« Pensons la ville pour agir » : La ville, champ politique

Vendredi et samedi, un collectif d'associations d'habitants de Genève invite* invite les habitants à « penser la ville pour agir », et à intervenir directement dans le débat public (et politique) pour y défendre un projet de développement urbain qui corresponde aux besoins et aux droits de la population. Ce discours des droits -droit au logement, à un environnement urbain vivable, à des services et des équipements publics présents partout-  est un discours politique. Au plein et vrai sens du terme : celui qui nous vient de la « polis »  grecque -la ville, précisément... là où s'inventa la démocratie, et là où la démocratie prend aujourd'hui le sens d'un « droit à la ville » qui implique sa réappropriation par ses habitants.

*Maison des associations dès 20 heures vendredi,
dès 13 heures samedi


« Laisser une espèce de vide, de néant au coeur des villes »

Genève est la ville la plus dense de Suisse, avec ses 12'000 habitants au kilomètre carré (plus de deux fois la densité de Bâle, deux fois celle de Zurich), et des quartiers où cette densité est quasiment asiatique (34'000 habitants au km2 dans le secteur de la Cluse, 26'000 habitants au km2 aux Pâquis, 20'000 habitants au km2 aux Grottes). Cette ville déjà densifiée plus que les autres, certains veulent  la densifier encore plus Autrement dit : la surdensifier. Et continuer à construire en Ville pour préserver les zones villas et la zone agricole... Et surélever les immeubles, n'importe comment, n'importe où. Mais c'est tout de même paradoxal : plus on surélève les immeubles, plus on projette de tours, plus le niveau de l'urbanisme baisse... et plus les loyers augmentent...

Notre conception de la ville est celle de la mixité, du mélange, du partage, celle d'une ville accessible à tous en tous ses points. Les aménagements urbains dont on rêve à Genève, et dont les tours sont le symbole, manifestent en réalité un refus de la ville, une sorte d'« antiurbanisme » qui empile au lieu de rassembler, sépare au lieu de mélanger, domine au lieu d'égaliser. Là où les gouvernants, les  architectes et les promoteurs nous proposent de « faire comme les autres » (les autres font des tours, nous voulons aussi les nôtres), nous devrions au contraire comme nous y invitait Jean Baudrillard, avoir le courage de « laisser une espèce de vide, de néant au coeur des villes », comme les anciennes cultures aménageaient « des espaces aveugles, vides, qui étaient le point autour duquel tout tournait », comme aurait pu être l'espace laissé après l'effondrement des tours jumelles de New-York si on ne s'y était pas empressé de l'emplir à nouveau, ou comme le fut à Paris le trou des Halles, ou comme pourrait l'être à Genève la plaine de Plainpalais.
Nous ne voulons pas d'une ville de l'entassement. Mais nous ne voulons pas non plus de ce «  funeste mélange que l'on commence à voir autour de nos villes, à savoir ces villages à moitié urbanisés et ces centres à moitié villageois », que décrivait Max Frisch en 1955... soixante ans plus tard, on y est, dans ces villes qui ne nient comme telles et ces villages qui n'en sont plus... Or si « ce n'est pas en rêvant de campagne qu'on construit des villes de qualité », comme le proclama en 2002 la Charte de Métropole Suisse, c'est toujours sur le rêve d'une sorte de ville campagnarde que se construit un certain discours écologiste anti-urbain, rendant encore difficile la nécessaire alliance des écolos et des «urbanophiles» pour affirmer le droit à la ville, comme un droit de ses habitants -et de celles et ceux qui veulent l'être.
C'est ce droit qui à Genève aujourd'hui est en jeu. L'exigence, avancée par les mouvements d'habitants genevois, d'un double moratoire sur les surélévations d'immeubles et sur les hausses de loyers, mais aussi la proposition, avancée par une initiative du Parti du travail, d'interdiction des expulsions de locataires pendant l'hiver, et enfin l'initiative lancée par le «Collectif 500» pour favoriser l'agrandissement de la gare de Cornavin dans une variante souterraine, toutes ces revendications vont dans le même sens : celui de l'affirmation du droit à la ville comme un droit des habitants de la ville, et celui d'une soustraction d'un droit, le droit au logement, à la logique du marché, à la spéculation, à la destruction de l'habitat pour faire place au commerce (voire, dans le cas de la gare de Cornavin, à l'extension d'infrastructures publiques qui pourraient tout aussi bien s'étendre souterrainement.

Qui fait la Ville ? Celles et ceux qui y habitent, d'abord, et qui, sans aucune concertation préalable entre eux, la produisent. Celles et ceux que la ville elle-même habite, ensuite : les peuples. Toutes celles et tous ceux qui, même sans habiter eux-même la ville, forment le cadre humain en lequel la ville s'insère. Celles et ceux, enfin, qui définissent le cadre social, économique, politique, qui répartit les pouvoirs, les richesses, les compétences qu'exerce ou concentre la ville. Rousseau, pour qui les villes sont «le gouffre de l'espèce humaine» avait tort : elles ne sont pas nos gouffres, mais nos monuments, et notre espèce ne devient réellement humaine qu'à partir du moment où elle ce civilise, c'est-à-dire, littéralement, se dote de villes. Mais une chose est de construire des villes, une autre est, après l'avoir proclamé, de concrétiser un véritable « droit à la ville »... Pour David Harvey, (« Le capitalisme contre le droit à la ville »), ce droit « n'est pas un droit exclusif mais un droit situé. Il inclut non seulement les travailleurs du bâtiment mais aussi tous ceux qui permettent la reproduction de la vie quotidienne : ceux qui prodiguent des soins et les enseignants, les égoutiers et ceux qui réparent le métro, les plombiers et les électriciens, les employés des hôpitaux, les conducteurs de bus, de taxi et les chauffeurs routiers ». Et nous y ajouterons, parce que lui aussi fait la ville et est de la ville, le bas peuple de nos contemporaines cours des miracles...
Car la ville, c'est le désordre, et c'est dans ce désordre que la ville invente, malgré tout ceux qui la veulent ordonner, quelque chose qui s'appelle la démocratie.

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