Le Brésil dans la rue : Le foot ou la vie ?

Se révolte-t-on pour 12 centimes d'augmentation du prix du ticket de bus ? Oui, au Brésil, quand le salaire minimum est de 340 francs, que les transports publics ont été privatisés, qu'ils sont inefficaces et que 14 milliards de francs vont être claqués dans l'organisation et les infrastructures nécessaires au « Mundial 2014 » de foot. Quant à la coupole internationale du foot-pognon, la FIFA, par la voix du parrain Sepp Blatter, elle a, en termes à peine plus polis que ceux dont nous userons pour résumer sa position, qu'elle n'en avait rien à foot des protestations populaires brésiliennes : « le football est plus fort que l'insatisfaction des gens ».  Dire que cette position nous surprend serait excéder le niveau admissible d'hypocrisie seyant à une publication comme cette lettre... Et croire qu'elle convainquera les Brésiliens « d'en bas », si fans de foot soient-ils, pourrait bien ne relever que d'un absolu j'm'enfoutisme : gueulez tant que vous voulez, notre grand messe se fera et les milliards qu'elle vous coûte, vous les paierez ! D'ailleurs, vous les payez déjà...

Le football, la FIFA, les gens, l'opium...

La gauche est au pouvoir au Brésil. Mais, s'étant ralliée aux politiques, menées avant elle par la droite, d'expansion économique sans réformes sociales structurelles, elle n'a pas réussi à tenir sa promesse de changer l'économie et la répartition des richesses d'un pays qui est désormais la 6ème puissance économique mondiale. On ne meure plus de faim, au Brésil, c'est vrai. Et la misère a massivement reculé, grâce à des programmes sociaux considérables («Familles», « Faim zéro », « Lumière pour tous», « Ma maison, ma vie ».  Mais au moins un quart de la population vit toujours largement sous le seuil de pauvreté, les inégalités sociales sont toujours considérables, le pillage des espaces naturels se poursuit, notamment la déforestation, et le mépris séculaire des populations amérindiennes perdure. La présidente Dilma Roussef, du Parti des Travailleurs, a assuré que son gouvernement était « engagé en faveur de la transformation sociale ». Apparemment, les manifestants de ces derniers jours n'en sont pas convaincus. Ils étaient 100'000 à Rio, 65'000 à São Paulo, 230'000 au total dans une douzaine de villes, à protester. A protester contre quoi ? «contre tout et tous». Contre l'augmentation des tarifs des bus à São Paulo, contre la privatisation des transports publics (et pour leur gratuité...), contre la corruption, contre les promesses non tenues...
Le mouvement du « Libre Passage », qui a lancé cette contestation massive, indépendante de tout parti politique, s'en prenant à la fois au maire de Saão Paulo, du Parti des Travailleurs, et au gouverneur de l'Etat, du parti social-démocrate (dans l'opposition), est né lors du premier Forum social mondial, celui de Porto Allegre, moment fondateur de l'altermondialisme. Il y a donc dans la protestation d'aujourd'hui au Brésil quelque chose qui la rattache au mouvement des « Indignés » européens, mais aussi quelque chose qui rappelle la protestation qualunquista italienne à la Beppe Grillo, qui renvoie à une opposition à toute la classe politique, de gauche comme de droite -à une gauche qui ne tient pas ses promesses et à une droite dont le mouvement n'a jamais rien attendu.

Enfin, il y a aussi, dans un pays dont on a coutume de dire, et de croire, que la religion est le football, quelque chose qui exprime un refus de ce que le football « mondialisé » est devenu : une gigantesque pompe à fric, qui vide les caisses des Etats qui devraient consacrer leurs ressources à la construction d'infrastructures indispensables et pérennes, à la réduction des inégalités, à la construction d'une protection sociale digne de ce nom, à la protection de l'environnement, à l'éducation, à la santé, au logement... Le gouvernement brésilien, la présidence, le Parti des Travailleurs, tiendront-ils compte d'un mouvement qu'ils n'avaient pas vu venir, et dont un ministre, Gilberto Carvalho, admet que le gouvernement ne comprend pas ce qui est en train de se passer, et ne voit pas ce qu'on pourrait lui reprocher ? En tout cas, présidence, gouvernement, parti au pouvoir (et l'opposition également) continuent de chanter à l'avance les mérites du Mundial de foot -au point de l'avoir quasiment sacralisé, comme si rien n'était désormais plus important pour le Brésil et les Brésiliens que de le « réussir » (et de la gagner...). Mais de le réussir et de la gagner au profit de qui ? Le Mundial de foot ne rapportera au Brésil qu'une toute petite partie de ce qu'il lui coûtera. En revanche, il remplira les caisses de la déjà plus que prospère FIFA, et gonflera encore un peu plus l'ego déjà surdimensionné de ses dirigeants.
«  Le football est plus fort que l'insatisfaction des gens » pontifie, autiste, Sepp Blatter... disons que ce que la FIFA et « l'économie du sport » ont fait du football leur importent en effet plus que « les gens». Et que rien ne les en dissuadera tant que «les gens » continueront, assemblés en troupeaux dans des stades ruineux, devant des écrans géants farcis des publicités des sponsors, ou vautrés chez eux devant leur propre télé, à fumer de cet opium, pour le plus grand profit de ses dealers.

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