« Ni hurler, ni pleurer, mais comprendre » : Le Juge, l'Assassin et nous

Un violeur récidiviste en autorisation de sortie assassine son accompagnatrice, laissée seule avec lui... Spinoza nous enjoindrait de ne « ni hurler, ni pleurer, mais comprendre » ... Ni hurler avec les coups, ni pleurer avec les crocodiles, mais comprendre comment un violeur récidiviste a pu sortir de prison sans autre accompagnement qu'une jeune femme, comment il a été autorisé à s'acheter un couteau alors que c'était d'une telle arme dont il s'était servi pour le viol de sa victime précédente, pourquoi les alertes ont-elles été données si tardivement, qui est responsable de quoi dans l'invraisemblable succession d'erreurs qui ont abouti au meurtre, qui sera sanctionné, comment évaluer la «dangerosité» d'un criminel, et comment sanctionner une évaluation fausse ?... et enfin, que faire de ceux de nos semblables que submerge ce que nous avons domestiqué en nous ?  Des questions raisonnables, qui exigeront des réponses raisonnées, que les prédicateurs de lynch et d'exécutions sommaires n'entendront pas.

Ami entends-tu le vol noir des vautours sur Adeline ?

Au delà du déroulement des faits et de la succession des décisions qui ont conduit à l'assassinat d'Adeline Morel, c'est la question des responsabilités qui se pose. Elle se pose à propos de ce meurtre, à propos de toute décision judiciaire et de toute décision administrative ou médicale liée à l'application des peines prononcées contre des criminels dangereux, mais elle se pose aussi à propos du criminel lui-même et de ses juges. Il y a là à défendre, contre vents et marées, et contre la confort des mécanismes institutionnels, une position humaniste : l'homme est responsable de ses actes, et c'est précisément cette responsabilité qui le fait humain. Il n'est ni le jouet de Dieu ou des dieux, ni celui du destin, et n'a pas à être celui de ces instincts. Or si un individu peut-être jugé et condamné, c'est précisément qu'il est humain : on ne juge pas les animaux. L'assassin d'Adeline était humain, et c'est bien cela qui nous est insupportable : ce serait si confortable de le désigner comme un monstre, une « bête » avec laquelle nous n'aurions rien de commun, qui nous serait totalement étrangère... Humain, le violeur assassin l'est  -il est des nôtres, de notre espèce de « singes devenus fous ». Et c'est parce qu'il est des nôtres, et donc responsable de ses actes,  qu'en notre nom, il a été arrêté et qu'il sera jugé et condamné. 
Juger, condamner, enfermer, garder enfermé ou laisser sortir, ne sont pas des décisions administratives, mais des actes de justice ou d'application de la justice. Ces actes ne relèvent pas d'une mécanique aveugle mais, comme les crimes, de choix (le criminel pourrait ne pas l'être), et il faut que ceux qui en décident soient, eux aussi, tenus pour responsables de leurs actes : la mère d’Adeline a parfaitement raison, pas seulement parce qu'elle est la mère de la victime, de se révolter «  contre le fait que l’on puisse laisser un violeur sortir seul avec une femme jeune et belle, sans puce, sans aucun moyen de détection, que ce soit sur lui, sur elle, ou sur le véhicule ».

Tout le système judiciaire et d'application des décisions de justice mis en place pour passer de la loi de la vengeance privée à celle de la sanction d'Etat, de la vendetta à la loi, du kanun au droit,  est fondé sur l'irresponsabilité personnelle des juges, des procureurs, des jurés, des autorité qui décident de la culpabilité des prévenus, de la condamnation des accusés, du régime auquel sont soumis les condamnés, de les laisser ou non sortir, seuls ou accompagnés. Des parents ou des amis qui auraient laissé pris à l'égard d'un proche ressemblant à Fabrice Anthamatten la décision de le laisser se baguenauder accompagné d'une seule jeune femme, seraient passibles des tribunaux -mais des juges qui condamnent des innocents, innocentent des coupables ou les remettent en liberté sont tenus pour irresponsables de leurs décisions. Or si le présupposé de toute justice, et de toute application des décisions de justice, est que celui que l'on juge pour ses actes est personnellement responsable de ces actes, ceux qui rendent cette justice ne peuvent être irresponsables de la justice qu'ils rendent. Des juges irresponsables de leurs décisions ne peuvent légitimement condamnent des personnes tenues pour responsables de leurs actes. Ce n'est pas « la société » qui viole, c'est le violeur. Ce n'est pas l'« Etat » ou « la Justice » qui condamnent, c'est le juge (ou les jurés). Ce n'est pas «l'administration» qui décide de laisser sortir un violeur récidiviste en le faisant accompagner d'une jeune femme, ce sont des personnes ... ce ne sont donc pas les autres prisonniers, les autres condamnés, qui doivent payer le prix des décisions absurdes qui ont mené au crime d'Anthamatten, ou l'ont permis. On trouvera des responsables de l'insupportable faute qu'Adeline Morel a payée de sa vie. Mais comment les sanctionnera-t-on, jusqu'où, jusques à qui, remontera-t-on dans la recherche des responsabilités ? Dans l'immédiat, outre l'ouverture d'une enquête administrative, inévitable, la réponse du gouvernement genevois a été de punir tous les détenus de toutes les prisons genevoises. Confortable, facile -comme si tous étaient coupables du meurtre commis par un seul.

Le besoin de vengeance est une pulsion « normale » lorsqu'elle est le fait des proches d'une victime. Les parents, les amis, d'une victime peuvent (ils n'en ont pas le droit, mais le droit les comprendra) vouloir se venger d'un coupable. L'Etat, sa justice, eux, n'ont pas à se venger, ils ont à juger. C'est à cela que tient  la légitimité de leurs décisions : à récuser l'étrange pulsion de mimétisme sanguinaire qui s'empare de la vox populi face à des criminels de l'acabit d''Anthamatten...  Ceux qui, n'étant pas des proches de la victime exhalent la loi du lynch dans les courriers des lecteurs, sur les blogs, sur les réseaux sociaux, ceux là sont les reflets de l'assassin, comme lui guidés par leurs instincts, comme lui incapables de résister à leurs pulsions, comme lui pris en otages par leur cerveau reptilien, tripes et couilles faisant taire la raison. Et quand ils émanent de politiciens (et de politiciennes...) en campagne, planant comme des vautours sur le corps d'Adeline, ces appels à la vengeance, et l'instrumentalisation électorale du meurtre, insultent la victime.
Nous ne voulons pas ressembler à ceux que nous exécrons, précisément parce que l'un comme les autres, le violeur assassin et les charognards se repaissant de sa victime, sont de notre espèce. Et qu'elle mérite mieux.

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