Un vieux débat sur un vieux métier : Que faire de la prostitution ?

Le débat est vieux comme le métier, et la controverse indissociable du débat : la prostitution fait problème. Qu'elle soit légale ou non, et si elle est prohibée, que l'on punisse celles (et ceux) qui s'y livrent ou ceux (et celles) qui en usent. On ne sait trop pourquoi, aujourd'hui, la question de son interdiction refait surface là où elle est autorisée (comme en Suisse), et la proposition de punir les clients là où elle est interdite mais tolérée (comme en France), toujours est-il que le plus vieux débat sur le plus vieux métier reprend vie. Et que nous avouons, aussi humblement que nous en sommes capables, n'avoir aucune réponse claire et définitive aux questions posées. Parce qu'interdire la prostitution ce n'est pas l'éradiquer, mais bien plutôt en dégrader dans la clandestinité les conditions pour les prostituées, en accroître les risques pour les clients et en refaire un marché pour les proxénètes qui, comme tous les trafiquants, vivent de l'interdiction de ce qu'ils commercent. Et parce que punir les clients, de toute évidence, ce ne sera jamais que punir les clients les moins argentés de la prostitution la plus visible, celle du trottoir.
Une hypocrisie de plus, sur un trottoir qui les cultive.


Que Grisélidis nous pardonne, mais ce n'est que de cul qu'on parle

Les prostituées (au passage, on notera que dans nos villes une personne sur dix s'adonnant à la prostitution est un homme, et que n'évoquer que les prostituéEs n'est que commodité de langage...) ne se définissent pas sans raison comme des « travailleuses du sexe », lorsqu'elles s'organisent, se syndiquent en tant que telles : la prostitution est, et reste, l’Idealtype du salariat -la prostituée ne se vend pas elle-même, ni ne vend son corps : elle vend le temps pendant lequel elle se laisse, et laisse son corps, à la disposition de son client. La prostituée vend le temps de se faire baiser non pas métaphoriquement (cela, c'est l'exploitation du travail « normal »), mais le plus trivialement dit.

Libéraux en tout, et cohérents en leur libéralisme, les Pays-Bas en ont tiré la conclusion logique que « les femmes doivent pouvoir choisir librement de se prostituer », comme les travailleurs de se salarier : « le droit à l’autodétermination dont jouit tout homme ou femme adulte indépendant qui n’a été soumis à aucune influence illégale, implique le droit pour cette personne de se livrer à la prostitution et de permettre qu’une autre personne profite des revenus qu’elle en tire ». Que ce « droit » soit illusoire, ce raisonnement injurieux de la réalité sociale, et volontairement ignorant des rapports de domination qui sont à la base de la prostitution (comme d'ailleurs du salariat) importe peu à ceux qui le tiennent : la cohérence du raisonnement est idéologique, elle ne tient pas à son rapport au réel, mais à son rapport à un prédicat idéologique, celui du libéralisme et de la construction théorique d’un « individu  indépendant », soumis à aucune autre contrainte que celle d’un choix totalement libre. La prostituée sera ainsi réputée libre de se prostituer, comme le salarié de se salarier. Dans sa brutale clarté, et son absolu mensonge, ce prédicat idéologique s’oppose certes au principe réputé universel selon lequel le corps humain est inaliénable, mais il s’y oppose en révélant la formidable hypocrisie de la proclamation de ce principe par les forces mêmes (politiques, sociales, économiques, idéologiques, religieuses) qui fondent leur domination sur l’aliénation du corps (puisque du temps). Inaliénable, le corps de la prostituée? Ni plus, ni moins, que celui du salarié mis au travail à la chaîne.

Il y a, dans la prostitution comme dans les formes les plus brutales de salariat, un bien lourd et bien ancien héritage, celui de la servitude. Le vieux rapport d’esclavage n’a pas été aboli, il n’a été que transformé : Si l’on ne possède plus (ou pas encore à nouveau) formellement les corps, on possède encore l’espace et surtout le temps en lesquels ils se meuvent et vivent. Et dans le rapport établi entre la prostituée et son client, c'est bien du temps que la première vend et que le second paie, du temps où elle se livre à lui.
Dans la conception « libérale », parfaitement rationnelle, de la prostitution, il s'agit d'un travail « comme un autre »  : un temps pendant lequel la/le salarié(e) est à la disposition de qui la/le paie. La prostitution est un travail comme un autre, le sexe une marchandise comme une autre, les bordels des entreprises comme les autres, les proxos des entrepreneurs comme des autres, les michetons des clients et des consommateurs comme les autres. Nous sommes dans la « gestion des ressources humaines », et le cul en est une. Le Monde Diplomatique s’en indigne : « le corps humain est mis sur le marché ! ». Sans blague ? Parce qu’il n’y était pas ? Il y était, mais on n’osait pas le dire aussi clairement. Désormais on ose, et c’est tant mieux, parce que cela rappelle que le salariat est le système même par lequel l’individu est dépossédé du temps, par l’échange illusoire du temps contre de l’argent (illusoire puisque l’on ne peut jamais recouvrer le temps vendu, et que ce temps vendu est toujours, irrémédiablement, du temps perdu, qu'il l'ait été en se faisant baiser ou en « produisant » ). Or la dépossession du temps est aujourd’hui le seul critère concevable de la prolétarisation. Nous appellerons donc prolétaires toutes celles et tous ceux dont le temps personnel -le temps de vivre, le temps d’aimer, tout le temps dont on peut ou pourrait déterminer soi-même l’affectation et le rythme- est déterminé par d’autres a qui a été cédé le pouvoir d’en modifier la durée et la valeur réelles.

La Convention de 1949 pour l’abolition de la prostitution proclamait que celle-ci « et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de le personne humaine ». Certes. Mais ce qui dans la prostitution la rend « incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine » est ce que tout salariat implique -et nous ne voyons pas qu’il y ait beaucoup plus d’indignité à vendre son temps en écartant les jambes qu’à le vendre en baissant la tête. Ce n'est donc pas la prostituée qu'il faut punir de se prostituer, à supposer que l'on décide de punir quelqu'un, mais ceux (et dans « ceux » il y a bien des « celles »...) qui l'exploitent et qui le font, sinon conformément à la morale, du moins conformément aux « lois de l'économie ». Il est scandaleux qu'elles s'appliquent au sexe ? Pas plus qu'à la santé, à la nourriture, à la liberté. La prostitution mercantilise le corps des femmes, dans un monde où tout est marchandise.
Et que Grisélidis nous pardonne, ce n'est pas d'amour dont on parle ici, ce n'est pas de sentiment, c'est de rut, de baise, de viande et de fric. Et de rien d'autre.

Commentaires

Articles les plus consultés