Retour sur le vote de la Suisse profonde (très profonde) : Des périphéries majoritaires

Si on revient ici sur le "dimanche pas noir mais très, très gris" qui a vu le triomphe de la Suisse profonde sur la Suisse réelle (métaphore hasardeuse qui nous évite de réchauffer Maurras et son "pays réel" contre le "pays légal"), ce n'est pas pour se faire du mal, mais c'est, en application du précepte spinoziste "ni rire, ni pleurer, mais comprendre" (encore qu'il nous faille bien avouer avoir eu quelque envie de rire), pour comprendre comment s'est structuré le vote de dimanche dernier en faveur d'une initiative imbécile, inapplicable telle quelle, et dont nos bons gouvernants, cantonaux (genevois et vaudois, notamment) cherchent depuis bientôt une semaine (ou plus, s'ils avaient eu la prescience de s'être préparés au résultat du vote) par quel moyen et de quel côté ils vont la contourner. Pour résumer : le vote de dimanche dernier a vu la (courte) victoire d'une addition de périphéries dont chacune est minoritaire mais qui s'additionnant, firent une majorité.

On déconne, on déconne, mais après, faut assumer...

L'initiative udéciste contre l'"immigration de masse" a ficelé, et c'est d'ailleurs ce qui, définitivement, la qualifie comme une initiative xénophobe, un paquet qu'elle propose de bourrer de toutes les catégories d'étrangers (diplomates et touristes exceptés) : travailleurs migrants, réfugiés, frontaliers (contingentés pour la première fois)... et son acceptation s'est faite elle aussi par une addition, celle des votes de groupes sociaux, de quartiers, de régions se sentant à tort ou à raison "largués" par le développement économique et les changements sociaux, et qui, en ajoutant leurs votes à celui du blockhaus "urschweiz" ont réussi à en accumuler assez pour être majoritaires. Mais cette majorité est une majorité de dépit, de frustration et de craintes, une majorité de pauvres qui votent contre d'autres pauvres en croyant voter contre des riches (traduisons cela pour que cela corresponde à la situation suisse, où le minimum mensuel d'aide sociale correspond à un an de salaire d'un instituteur algérien : des "modestes" qui votent contre d'autres "modestes" en croyant avoir voté contre des "nantis"), de travailleurs indigènes qui votent contre les travailleurs immigrants, de fils et filles d'immigrants votant contre les nouveaux immigrants, de ruraux, rurbains et suburbains qui votent contre les villes-centre, de la "Suisse profonde" où le dernier immigrant a été taxidermisé et exposé dans le musée des arts et traditions populaires qui vote contre la Suisse qui "tourne" avec un tiers (au moins) d'étrangers, de la Suisse à faible niveau de formation contre la Suisse des universitaires...
Les clivages sociaux, géographiques, culturels, urbanistiques mis à jour par le vote de l'initiative udéciste sur l'"immigration de masse" sont nombreux -mais tous obéissent donc à la même logique : les périphéries sociales et régionales ont voté contre les centres (aussi paradoxal que cela paraisse, toute la Romandie, qui a plutôt l'habitude de se croire périphérique, s'est retrouvée du côté de ces "centres" minorisés par leur périphérie -dont le Tessin fait partie intégrante), et on se retrouve désormais avec un texte dont les auteurs, qui en faisaient une "machine politique" bien plus qu'une réelle proposition constitutionnelle, admettent mezzo voce qu'il est inapplicable, mais qu'il va quand même falloir appliquer. Ou faire semblant d'appliquer, puisqu'il a été adopté.

L'initiative prévoit sa concrétisation législative d'ici 2014 (sans cette concrétisation, elle reste lettre morte). Cette concrétisation passe par des lois, qui seront soumises à référendum. Qu'on devrait d'ailleurs se faire un devoir de lancer, puisque tant que ces lois ne sont pas en vigueur, la libre circulation reste la norme. Quelle sera la réponse de la Suisse à peine majoritaire au vote de la Suisse à peine majoritaire ? Les idées, même les plus idiotes, fusent. D'entre celles qui le méritent, on retiendra tout de même celle d'une application "à deux vitesses" du mandat constitutionnel, sur l'air du "que ceux qui veulent restreindre l'immigration légale" (l'illégale n'étant, par définition, par concernée) la restreignent chez eux et laissent ceux qui n'ont pas peur de la libre circulation, voire en vivent, continuer à la pratiquer (dans les deux sens : des centaines de milliers de Suisses et Suissesses vivent et travaillent à l'étranger...), même sous le couvert de "contingents" formels, équivalant à l'immigration réelle.

On saluera ici la réponse des syndicats genevois au vote suisse : elle est dans la droite ligne du vote genevois, quand elle exige un renforcement du contrôle <(et des moyens qui lui sont accordés) des conditions de travail et de salaire, et même de "mesures d'accompagnement" à la libre-circulation qui devront désormais, la libre circulation étant remise en cause, accompagner le retour aux funestes contingentements que les accords bilatéraux avaient un temps abolis. Les syndicats exigent également la multiplication des conventions collectives, et la facilitation de leur extension à tous les secteurs concernés, et un élargissement de leur propre liberté d'action. Sans oublier le salaire minimum.  On saluera aussi la position du président du PS, Christian Levrat, pour qui on peut "prendre au mot" les partisans du réduit national sans étouffer ses adversaires : en durcissant la loi sur l'aménagement du territoire, en restreignant massivement, "
conformément au vote exprimé par exemple par les habitants de Zermatt" les possibilités d’immigration étrangère dans les vallées alpines et en y interdisant effectivement la construction de toute résidence secondaire; en supprimant les contingents pour permis de courte durée destinés à l’agriculture et en réduisant considérablement le nombre de salariés étrangers dans les cultures de fruits et de légumes, comme le souhaite la population de Thurgovie et de Saint-Gall; en renonçant à renforcer l’attractivité de la place économique suisse, génératrice d’une pression migratoire considérée comme néfaste par une majorité; en abolissant les forfaits fiscaux pour étrangers inactifs; en introduisant un salaire minimum pour "casser" le dumping salarial; en intensifiant les contrôles contre le travail au noir,  tout particulièrement dans les régions rurales, et en protégeant les syndicalistes "contre toute mesure de rétorsion de la part d’employeurs peu scrupuleux", et enfin, en attribuant aux  centres urbains des contingents d'immigrants "proportionnellement beaucoup plus élevés que les régions où la pression migratoire est considérée comme insupportable par la population locale".

Faussement naïf, Christian Levrat s'interroge peut-être ce paquet de mesures ne correspond-il pas à "la volonté de tous ceux qui ont voté oui" ? Mais  "la volonté du peuple doit être respectée", là où elle s'est exprimée : ni en Romandie (où le "sentiment national" est, selon Blocher, plus faible qu'en Alémanie), ni dans les villes, ni sur le plateau, ni dans l'arc jurassien : sur le Grütli.

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