14 juillet : Que sont les révolutions devenues ?
Comme chaque année, le même jour, on s'interroge : que sont les
révolutions devenues ? Question du 14 juillet -le 1er août, on se
demandera si la Suisse existe (et quelle Suisse ?), et le 28 août,
on se demandera ce qu'on fait là -mais on est le 14 juillet, alors
on se demande si la révolution que nos voisins commémorent (et que
nous commémorons avec eux, puisqu'elle est le moment ou naissent,
s'expriment, se peaufinent et tentent de se concrétiser des principe
et des projets politiques d'où naissent à peu près tous ceux que
nous défendons encore) -on se demande, donc, comme depuis 225 ans,
pourquoi cette révolution mère de toutes les révolutions s'est-elle
arrêtée à mi-chemin de ses ambitions, et comment la faire reprendre
sa course ? Dans une lettre à René Char, Albert Camus écrit : « Il y
a en vous de quoi soulever le monde. Simplement vous recherchez,
nous recherchons le point d'appui ». Nous le recherchons toujours.
«Transformer le monde, a dit Marx; changer la vie, a dit Rimbaud :
ces deux mots d'ordre pour nous n'en font qu'un » (André Breton)
C'est tout le projet socialiste -le projet de tout le mouvement
socialiste, des libertaires aux sociaux-démocrates -du moins à ceux
qui ont encore quelque souvenance de ce que signifie cette
qualification de «social-démocrate», que de « terminer le travail »
commencé au grand jour le 14 juillet 1789 à Paris, et, moins
spectaculairement, des décennies auparavant dans les cabinets de
travail des philosophes et les salons des Lumières... Jean Jaurès
résume cette ambition du socialisme, dans un discours à la Chambre
des députés, le 21 novembre 1893, s'adressant à ses collègues
parlementaires du « centre » républicains :
« Oui, par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, qui
trouve son expression définitive et logique dans la République, vous
avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une
assemblée de rois. C'est d'eux, c'est de leur volonté souveraine
qu'émanent les lois et le gouvernement; ils révoquent, ils changent
leurs mandataires, les législateurs et les ministres; mais au moment
même où le salarié est souverain dans l'ordre politique, il est dans
l'ordre économique réduit à une sorte de servage. (...). Son travail
n'est plus qu'une marchandise, que les détenteurs du capital
acceptent ou refusent à leur gré. (...) Et c'est parce que le
socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette
contradiction fondamentale de la société, présente, c'est parce que
le socialisme proclame que le République politique doit aboutir à la
République sociale, c'est parce qu'il veut que la République soit
affirmée dans l'atelier comme elle est affirmée ici, c'est parce
qu'il veut que la nation soit souveraine dans l'ordre économique
pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est
souveraine dans l'ordre politique, c'est pour cela que le socialisme
sort du mouvement républicain »
Jaurès n'était pas révolutionnaire au sens où, comme Lénine, il
n'aurait cru qu'en la rupture révolutionnaire comme méthode de
changement social. Mais il l'était au sens où son projet politique
était précisément celui d'un tel changement, et quoiqu'il le
préférât imposé par les moyens de la démocratie et de la lutte
collective aussi pacifique que possible, armée de la force du
mouvement collectif (par exemple de la grève générale) mais non de
la violence des armes, il admettait aussi, en historien de la
révolution qu'il était, que si ces moyens se révélaient impossible à
utiliser, ceux de la rupture révolutionnaire violente pouvaient être
légitimes, la révolution étant alors l'ultima ratio de la réforme.
La question de la révolution n'est plus dès lors que celle de la
méthode du changement, et de l'exercice du pouvoir. Car comme
l'écrit Manuel Valls en paroles d'orfèvre, « le pouvoir reste
toujours marqué, à gauche, par un doute sur sa dégénérescence. Il
demeure, par excellence, le mal nécessaire dont on envie les dieux,
depuis Rousseau, d'avoir pu se défaire ». On se demande dès lors
plus pourquoi, en effet (et c'est toujours Valls qui parle...)
«beaucoup pensent encore, au sein même de la gauche républicaine,
que gouverner, c'est trahir un peu. L'expérience rejoint ici
l'intuition : la pente fatale du pouvoir serait bien de salir
l'idéal ».... « Beaucoup le pensent » parce que c'est le cas, que ce
pouvoir conforme ses actes aux possibilités données par les
institutions politiques ou qu'il justifie par la nécessité de faire
table rase, l'usage de moyens contraire aux fins qu'il proclame...
« Transformer le monde, a dit Marx; changer la vie, a dit Rimbaud :
ces deux mots d'ordre pour nous n'en font qu'un », proclame André
Breton -et c'est bien là le pari d'une continuation des révolutions
interrompues. Mais quand l'absolu de la promesse de changement
justifie l'usage de tous les moyens pour la tenir, cette promesse
est trahie par les moyens mêmes mis en oeuvre pour la tenir. Et de
ce dilemme, entre le risque de l'impuissance et le risque de la
trahison, nous ne sommes toujours pas sortis, depuis 1789...
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