Sur nos monts quand le soleil...


On fête quoi, le 1er août ?
Sur la prairie du Grütli, la société suisse d'utilité publique organise chaque année une cérémonie pour la Fête Nationale, faisant mine de croire qu'il s'y était passé quelque chose le 1er août 1291 et que ce quelque chose était l'acte de naissance de la Confédération suisse (pardon : de la Confédération Helvétique, puis tel est son nom officiel -en latin dans le texte- peu important qu'il n'y ait plus un Helvète vivant depuis un millénaire et demi sur le sol sacrée du Heimat). On sait bien que tout cela relève du mythe, fondateur non de la Suisse, et moins encore d'un Etat suisse (il faudra attendre 1798 pour qu'il en naisse un, à coups de pieds français dans le cul des cantons souverains), mais fondateur de la Suisse "moderne", née de la révolution radicale quarante-huitarde et de la défaite des conservateurs du Sonderbund. Mais après tout, il y a du mythe et de la réécriture de l'histoire dans tout discours patriotique et dans toute idéologie nationale, et un Guillaume Tell mythologique vaut bien un Vercingétorix réécrit par Cesar.. Reste qu'on ne sait pas très bien ce que l'on fête, en Suisse, chaque 1er août... et que même sur la Prairie Sacrée du Grütli, on peut faire n'importe quoi : le salut nazi, par exemple, pour lequel, condamné par un tribunal uranais, un néonazi a été acquitté par le Tribunal fédéral, et sera même dédommagé...  « Le poète s’enferme, mais c’est pour dire ; le petit bourgeois s’enferme, mais c’est pour se taire » (Ramuz) La Société Suisse d'utilité publique ayant considéré qu'il était d'utilité publique de rafraichir l'hymne national suisse, et ayant finalement estimé qu'à tout prendre, il valait encore mieux en changer, a lancé un concours public pour substituer au "Cantique suisse" quelque chose d'un peu moins ringard. Le concours a eu du succès, avec 206 propositions de nouvel hymne, mais les oppositions (de droite -parce qu'il faut bien avouer qu'à gauche, on s'en fout un peu, de l'hymne national) n'ont pas tardé à donner de la voix -les jeunes PDC et les jeunes UDC en particulier. Au fond, la Suisse existe-t-elle réellement ? Je veux dire : existe-t-elle pour elle-même, et non seulement contre les autre ? il y a d’abord ceci, que n’existe qu'un Etat fédéral qui n’est pas une nation, mais une addition de communautés et de Républiques agrégées les unes aux autres au fil du temps -et le plus souvent, non parce qu’elles avaient les unes pour les autres de particulières sympathies (elles n’avaient cessé de se combattre, notamment lors des guerres de religion), ni même une langue commune (à l’exception de Genève depuis la Réforme, les « patois » régnaient partout, tous différents les uns des autres), mais parce qu’elles craignaient de perdre leur autonomie communautaire, municipale, voire républicaine, en se rattachant à l’un ou l’autre des grands ensembles politiques voisins, et que cette crainte commune était plus forte que ce qui par ailleurs les séparait ou les opposait. Cela fait-il une communauté de culture, au sens où une telle communauté serait fondatrice d'une nation, comme le suggèrent les austro-marxistes ? Certainement pas : cela fait une communauté de destin réduit aux acquêts : la  différence d’avec les voisins. Il n’y a de nation suisse que parce qu'il y a la volonté d’hommes et de femmes de conclure entre eux un contrat politique par lequel ils affirmeraient une volonté commune de définir eux-mêmes leurs règles, leurs normes, leurs lois, leurs institutions, différentes -ou pouvant l’être- des règles, des lois, des normes et des institutions d’ailleurs.  Il y a un ensemble de références à une histoire « suisse » qui n’est devenue celle de francophones que deux siècles après que la Suisse ait été constituée (comme une alliance, non comme un Etat). Les mythes fondateurs de la Suisse (le serment du Grütli, les batailles contre les Habsbourg...) sont des mythes fondateurs d’une Suisse exclusivement alémanique, à quelques Fribourgeois près. La Suisse originelle est alémanique. La première Confédération est alémanique. Cet Etat a deux histoires : l’une qui va de 1291 à 1798, qui est celle d’une Confédération dont tous les membres sont des cantons alémaniques -même si elle contrôle ou occupe des territoires où l’on parle français (franco-provençal) ou italien (tessinois), et celle qui commence en 1798, avec l’intervention française et la proclamation de la République Helvétique, et où se créent les cantons romands et le canton du Tessin. Ce sont deux histoires, et ce sont deux Suisses même. La nôtre est républicaine, parce qu’elle naît d’une révolution républicaine (celle de France), ce qui rend possible qu’y adhèrent une République (Genève) de trois siècles plus ancienne que la française.  Il fallut que la France elle-même se conçoive comme République pour que la Suisse soit possible aux Romands. Historiquement, ce sont bien des idées « françaises », plus qu’ « allemandes », qui ont nourri la révolution radicale et permis la régénération puis la réforme radicale de la Suisse en 1848. Au-delà de cet héritage, cependant, la Suisse reste faite d’alémaniques qui refusent d’être allemands, de Tessinois qui ne veulent pas être italiens, de francophones qui ne tiennent pas à être français -et de Romanches qui ne peuvent espérer rester ce qu’ils sont qu’en restant politiquement là où ils sont.  Mais ces « quatre quarts » inégaux qui composent la Suisse ne la forment pas -et la Suisse consacre de considérable efforts à nier, institutionnellement et idéologiquement, qu’elle soit l’addition de plusieurs Suisses -francophone, germanophone, italophone et romanchophone. Cette négation n’est pas l’affirmation d’une unicité : elle est, au contraire, celle d’une fragmentation : la Suisse n’est pas constituée de quatre entités, mais de 26, dont aucune n’est linguistiquement cohérente ou formant à elle seule une communauté linguistique. On parle quatre langues en Suisse, mais on les parle séparément, et l’on voit venir le temps où Romands et Alémaniques s’adresseront les uns aux autres en anglais (ou dans le pidgin véhiculaire américain que la mondialisation nous fait prendre pour de l’anglais), les uns (alémaniques) pour pouvoir entre eux user de dialectes qu’eux seuls comprennent, les autres (romands) pour n’avoir pas à sacrifier à l’usage de la langue de la majorité. Là encore, c’est le refus qui constitue, mais c’est un refus commun : le refus des Romands de se plier à la langue officielle de la majorité, l’allemand, et le refus des Alémaniques de substituer cette langue officielle à leur langue réelle (le Schwitzertütsch). Quant aux Tessinois et aux Romanches, les premiers se sont eux-mêmes contraints au trilinguisme, et les seconds à l’allemand. La Suisse s’est toujours refusée à se constituer institutionnellement sur la base de son plurilinguisme ; elle le reconnaît, certes, mais ce n’est pas sur les langues, et leurs aires, qu’elle construit son édifice institutionnel -symboliquement, lorsqu’elle s’est nommée, lors de l’ultime phase de sa constitution en Etat « moderne », en 1848, elle s’est nommée en une langue qui n’était aucune de ses trois ou quatre langues nationales, mais en une cinquième -morte, pour plus de sûreté : le nom de l’Etat suisse n’est ni « Confédération suisse », ni Schweizerisches Bundeschaft, ni Confederazione Svizzera, mais Confederatio Helvetica : en latin dans le texte, et avec le qualificatif d’« helvétique » pour ne pas, en insistant sur l’origine alémanique du nom de la Suisse (Schwytz), « froisser » les Romands. La Suisse devrait-elle se renommer aujourd’hui qu’elle le ferait sans doute en anglais, comme elle tend à le faire de ses grandes entreprises publiques (les Télécoms se sont rebaptisées Swisscom, et en Suisse alémanique l’injonction publicitaire se fait de plus en plus souvent en anglais, ou en dialecte -pas en allemand) : la Suisse avait emprunté au XIXème siècle la langue d’un empire défunt pour se nommer, elle emprunterait celle de l’empire régnant, toujours pour ne pas avoir à user de l’une des siennes : Tout faire pour ne pas signaler que cet Etat n’est pas une communauté de culture, mais tout faire aussi pour ne pas suggérer que chacune de ses trois principales parties culturellement constitutives  parle une langue aussi, et essentiellement, « étrangère ». La neutralité elle-même, dans les conflit internationaux, est un moyen de négation de l’existence de trois ou quatre Suisses différentes : lorsqu’il advint que la Suisse « officielle » sembla avoir pris parti, en faveur de l’Allemagne, lors de la Première Guerre Mondiale, l’on vit se constituer un véritable « bloc romand » qui, si la défaite de l’Allemagne n’avait pas réglé le problème, aurait fort bien pu déboucher sur une rupture du « lien confédéral ».  La neutralité dans les conflits européens fut ainsi le moyen de faire perdurer une construction politique qui cultive la fragmentation cantonale, et fait tout, pour que n’existent réellement ni une Romandie, ni une Alémanie, ni même une « Suisse italienne ».  Il n’y donc pas de Romandie. Et puisqu’il n’y a pas de Romandie, Il n’y a pas de citoyens Romands, mais des citoyens Genevois, Vaudois, Valaisans, Neuchâtelois, Jurassiens, Fribourgeois ; citoyens non d’une entité politique définie par une langue commune, mais d’une communauté ou d’une République fondée sur la seule volonté de vivre politiquement ensemble. Que suis-je, politiquement, « patriotiquement » parlant ? Je suis citoyen de Genève. Suisse parce que Genève est un canton suisse. Français parce que ma culture est, pour l’essentiel, celle de France. Citoyen d’une République de 500'000 habitants, me souciant peu de l’être d’une Confédération de 8 millions d’habitants, et ne ressentant pas le besoin de l’être d’une République centralisée de 70 millions d’habitants. Pour Rousseau, d’ailleurs, la République et la démocratie n’étaient concevables qu’à la taille de la cité -et il pensait à la sienne, non à Paris ou à Londres. « Ma » République est à la taille de la démocratie -d’une démocratie où le pouvoir politique pourrait être constamment contrôlé par ceux sur qui il s’exerce. Encore faut-il que ce pouvoir ait encore quelque pouvoir sur ce qui importe, et ne soit pas réduit à ne plus être que le masque du pouvoir économique : mais il tient à nous qu’il en soit ou non ainsi, et c’est bien l’un des attributs de la citoyenneté que de délimiter son propre champ, de dire sur quoi elle porte, et d’abdiquer ou non face à l’argent. La politique peut être républicaine ; l’argent n’est jamais que monarchique, et le marché absolutiste. Sans doute le rouleau compresseur de la mondialisation capitaliste menace-t-il d’écraser les « petites » citoyennetés -mais, outre qu’il menace aussi les grands Etats, quand il ne les a pas depuis longtemps asservis, il me semble que, par leur multiplicité, par leurs petites tailles même, les petites Républiques, ou les grandes communes,  peuvent y opposer une résistance plus efficace, pour peu qu’elle soit organisée, coordonnée, que les pouvoirs centralisés, les Etats-nations unitaires, où dès que le pouvoir central a cédé, tout cède avec lui. Chez nous, le pouvoir central (ou ce qui en tient lieu) peut céder (et il cède), mais les pouvoirs locaux peuvent toujours opposer une résistance, et proposer une alternative, potentiellement victorieuses. La question est clairement posée : le veulent-ils ? Il n’y a pas de question plus politique, pas de question renvoyant plus immédiatement à la citoyenneté. Car c’est cela aujourd’hui être citoyen : être capable de dresser la Commune contre l’Etat quand l’Etat s’aplatit face au Marché, être capable de liguer les Communes contre le Marché quand le Marché menace la démocratie, être capable d’identifier la Commune à la République, quand la banque ferme la fabrique.  Je pourrais sans deuil cesser d’être Suisse, pourvu que je reste citoyen. Mais ma quelle est alors ma  « patrie » ? Pour Ramuz, « la patrie est là où il y a le plus de gens qui nous ressemblent ». Or il y a plus de gens qui me ressemblent à la Martinique qu’à Zurich, en Kabylie qu’à Glaris, à Québec qu’à Saint-Gall. Par la langue dont j’use, par les références qui sont les miennes, par l’histoire à laquelle je me rattache, par une bonne part du projet politique que je défends, ma patrie est française -et elle n’a pas même besoin d’être la France pour l’être. Les « gens qui me ressemblent » sont ceux qui disent les mêmes mots que moi, dans la même langue que moi, y attachent le même sens et la même valeur que moi -et j’ai bien plus en commun avec un instituteur de Fort de France ou un musicien de Béjaïa qu’avec un banquier de Zurich ou un avocat de Zoug. Question de langue et de culture, certes. Mais question de convictions, et de choix, aussi. De convictions exprimées dans cette langue, de choix fondés sur cette culture. Ce qui fonde la République n’est pas le territoire, et ce qui la limite ne sont pas ses frontières : ce qui la fonde est la citoyenneté, et elle n’est limitée que par les limites que la citoyenneté s’impose à elle-même. Les droits politiques dont je dispose ici, et dont mes « gémeaux » français ne disposent pas, n’ont pas été octroyés, mais conquis, par les citoyens. Ces droits constituent ma citoyenneté, parce qu’ils constituent le contrat passé entre les citoyens, et qui me définit moi-même comme citoyen : tant que faire se peut, ne jamais s’en remettre à d’autres pour décider des règles que l’on entend suivre, et ne jamais abandonner à quelque pouvoir que ce soit que ce qui est nécessaire pour que ce pouvoir garantisse les libertés. Ce n’est pas ici l’Etat (ou la nation) qui constitue la citoyenneté, c’est la citoyenneté qui constitue l’Etat, et c’est en elle et ses droits que se résume la nation. S’il advenait que l’Etat prétende nier ces droits -eh bien que périsse cet Etat, et que disparaisse cette nation, pour que survivent ces droits. Dans « Besoin de grandeur », Ramuz s’interroge : « Un petit pays est-il condamné par sa petitesse même à ne pas connaître la grandeur ? ». Il n’y a à cette interrogation qu’une réponse : que cela dépend de ce « petit pays » lui-même, c’est-à-dire que cela dépend de ses citoyens, d’eux seuls, et de chacun d’entre eux. Parce qu’il dépend d’eux qu’ils se résignent à l’étroitesse des frontières, et s’y calfeutrent, où décident de parler par dessus elles, et d’agir au-delà d’elles.

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