La démocratie piégée par les « identités » : naissance d'une droite gramscienne


Le 1er mai dernier, lors de la manifestation organisée chaque année par le Front National pour célébrer non la Fête des Travailleurs que le gauche célèbre depuis la fin du XIXe siècle, mais la Fête du Travail instituée par le régime de Vichy, la cheffe Marine Le Pen s'était exclamé : «  Nous avons gagné la bataille des idées. Désormais, nous devons transformer cette victoire idéologique en victoire politique ». Présomption pré-électorale, avant les Européennes, dont le FN fut l'un des vainqueurs ? Hélas, non : la droite extrême a aujourd'hui mieux compris Gramsci que la gauche (extrême ou non), et son discours « identitaire », tribal, ethniste, est en passe de conquérir cette hégémonie culturelle qui est la clef de l'hégémonie politique, et que le discours et la culture politique de gauche exprimaient depuis l'effondrement de l'extrême-droite en 1945.

Quand la tripe devient le lieu de la pensée et la couille celui de la culture

Olivier Roy : « L'identité, c'est quand on a perdu la culture ». De cette crise de la culture,  l'extrême-droite se nourrit, et même se goinfre: « Nous avons gagné la bataille des idées », jubile Marine Le Pen, qui veut « transformer cette victoire idéologique en victoire politique ». Et c'est possible : les sanglots longs des violons de Finkelkraut sur « l'identité malheureuse » font terreau au plaisir vindicatif de Marine Le Pen d'avoir réussi à remplacer la lutte des classes par la lutte des ethnies.
Si l'avantage que prend en ce moment la culture politique de la droite la plus à droite sur la culture politique de la gauche ne relevait que du jeu de balancier entre la gauche et la droite qui scande toute l'histoire de la démocratie, on pourrait ne pas y attacher plus d'importance qu'à la succession d'une majorité parlementaire à une autre. La démocratie fonctionne un peu comme une horloge : en passant de la gauche à la droite et de la droite à la gauche, le balancier entraîne le mouvement et fait fonctionner l'horloge (quand il s'arrête au centre, l'horloge s'arrête et la démocratie s'englue, jusqu'à ce que le balancier reparte). Mais on n'est pas avec l'«identitarisme» de droite dans un mouvement de balancier, on est dans quelque chose qui tient de la rouille du mécanisme tout entier.

La démocratie n'est pas seulement un mode de décision et une organisation des pouvoirs. Elle est d'abord une conception de la société. Ce n'est donc pas seulement la gauche que menace la possible hégémonie culturelle d'un discours « identitaire » foncièrement réactionnaire, autoritaire, voire totalitaire (puisqu'il prétend tout mesurer, régler, gérer à l'aune de ses seuls présupposés) : c'est la démocratie elle-même, en ce qu'elle se construit sur un postulat fondamentalement contradictoire de celui d'une identité donnée, pré-établie, unique et unitaire. Le postulat de la démocratie, c'est celui d'une identité en construction permanente, d'une identité mouvante, sans cesse redéfinie par la société elle-même, c'est-à-dire par les sociétaires eux-mêmes. Et lorsque cette démocratie prend la forme de la république, au sens originel du terme et non en son sens historique relatif, institutionnel, cette démocratie ne conçoit pas les citoyennes et les citoyens en fonction de ce qu'ils héritent mais en fonction des droits dont ils disposent. Le citoyen* de la république n'est ni chrétien, musulman ou athée, il n'est pas, ni ses ancêtres, d'ici ou d'ailleurs, la couleur de sa peau n'importe pas, ni même son genre : la citoyenneté libère le citoyen en l'abstrayant. Or l'identité telle qu'elle est actuellement brandie par la droite de la droite, en le concrétisant, l'enferme dans ce qu'il (ou elle) est à un moment donné de l'histoire de la société, et de son histoire personnelle à lui ou à elle. Or c'est précisément contre cet enfermement que s'est construite la démocratie.

Il faut bien alors mesurer à quelle extraordinaire régression intellectuelle on aboutit quand la tripe devient le lieu de la pensée et la couille celui de la culture. Pour Claude Lévi-Strauss, l'« identité » est un point de référence (un «foyer virtuel»)  permettant d'expliquer ce qu'on n'arrive pas, ou plus, à expliquer autrement.  Mais ce point de référence repose sur une illusion : l'« identité » n'a jamais d'existence réelle, elle est toujours une construction culturelle  et c'est précisément ce qui la rend si aisément utilisable, et dangereuse. Et c'est précisément aussi ce qui rend si urgente une reconstruction de cette autre « identité », perdue celle-là, et culturelle celle-là : l'identité culturelle de la gauche, celle qui a été, et doit redevenir, capable de conjuguer les deux slogans qui la résument, le « liberté, égalité, fraternité» des républicains, et le « ni dieu, ni maître » des anarchistes.

* on s'autorise ici à ne pas alourdir notre texte en accumulant sans cesse les formules épicènes : la citoyenne est aussi un citoyen, et réciproquement, puisque la citoyenneté abstrait le citoyen et la citoyenne...

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