Abolition de la peine de mort : la Ville de Genève s'engage... Sans « mais » ni « sauf »...




Elle tient en une phrase de treize mots, la proposition que le Conseil Administratif de la Ville de Genève a fait au Conseil Municipal, et que celui-ci a acceptée hier « s'engager en faveur de l'abolition de la peine de mort ». Point (ou poing) final. Pas de « mais » ni de « sauf » : on s'engage ou non, mais si on s'engage, c'est sans restriction, sans exception, sans barguigner. On a évidemment entendu maugréer que, deux semaines après les sanglants délires djihadistes de Paris (et les massacres innommables, mais recouverts des fracas parisiens, commis au Nigeria par « Boko Haram »), le moment étgait mal choisi pour que le parlement d'une ville, fût-elle « capitale mondiale des droits de l'Homme », s'engage, comme il y est sollicité, pour l'abolition d'une peine définitive que l'on pourrait prononcer contre les terroristes et les massacreurs... et si au contraire nous étions précisément dans le moment de dire que nous ne voulons rien avoir de commun avec eux, qui la chérissent, la fétichisent, la pratiquent sans restriction, et finissent par se l'infliger à eux-mêmes, comme on s'offre un cadeau  ?

« Il y a des mots qui sont des masques; mais à travers leurs trous, on aperçoit la sombre lueur du mal »

Mais où est donc Ornicar ?... ça a l'air tout innocent, une conjonction de coordination... et pourtant, quel poids cela peut avoir quand elle ne conjoint plus mais qu'elle annule, qu'elle ne coordonne plus mais qu'elle dévalue, et finalement révoque ce que l'on faisait mine de proclamer en affirmant un principe, une liberté, le soutien à un juste combat  : « Je ne suis pas raciste, mais...»... « je suis pas antisémite, mais...»... « Je ne suis pas intégriste, mais...»... « je défends la liberté d'expression, mais... »...  vous terminerez vous-même ces phrases par les mots dont nous sommes rassasiés depuis une semaine, mais que nous entendons depuis que nous sommes capables de les entendre : «... il y a trop de blacks aux Pâquis», « il y a trop de juifs dans les media », « la Bible dit que...», « il ne faut pas se moquer de la religion » (ou, version papale tout fraîche :  la liberté d’expression est un «droit fondamental , « tuer au nom de Dieu » est une «aberration», mais la liberté d’expression n’autorise pas tout et elle doit s’exercer « sans offenser »...). Et donc, ce « Je suis contre la peine de mort, mais...», on va certainement l'entendre au Conseil Municipal de la Ville de Genève, lorsque mardi ou mercredi prochain se fera le débat sur la proposition du Conseil administratif de « s'engager contre la peine de mort ». Oui, d'accord, mais... pas pour ceux-là. Ou pas pour ces crimes-là. Ou pas maintenant... Quand le «$mais» devient « sauf », et que le « sauf » rend dérisoires tous les mots qui le précèdent et introduit l'exception qui dissout la règle : « Je suis contre la peine de mort, sauf pour ceux à qui je veux l'appliquer »... Au moins Marine Le Pen ne prend-elle pas ces gants pour en appeler à l'organisation d'un référendum sur le rétablissement de la peine de mort... Elle saisit l'occasion des attentats parisiens, mais par opportunisme : la peine de mort, c'est de famille, les Le Pen sont pour. Comme les djihadistes.

Distinguer la « civilisation » de la « barbarie », la justice de la vengeance, l'intelligence de l'instinct : le débat sur la peine de mort y concourt mieux que tout autre... A la condition qu'il se fasse sans masque : la peine de mort, on est pour ou on est contre. Sans « mais », sans « sauf »... Le 17 novembre 1862, un proscrit écrit à un pasteur : « Il y a des mots qui sont des masques; mais à travers leurs trous, on aperçoit la sombre lueur du mal ». C'est Victor Hugo, qui écrit,  de Guernesey, au pasteur Bost, à Genève où la constituante débat de l'abolition de la peine de mort (qui ne sera décidée, par le peuple, que neuf ans plus tard). Et Hugo interroge, à travers Bost, les Genevois : « Quand donc la vengeance renoncera-t-elle à ce vieil effort qu'elle fait, de nous donner le change en s'appelant vindicte ? »... « L'inviolabilité de la vie humaine est à l'ordre du jour. C'est de la peine de mort qu'il s'agit ». Plus ici, certes, mais pas depuis si longtemps qu'il faille tenir cet acquis pour lui-même inviolable : la peine de mort n'a été abolie en Suisse pour les crimes de droit commun qu'en 1938, 67 ans après qu'elle l'ait été à Genève. Et elle n'a été totalement abolie, y compris dans le code pénal militaire, qu'en 1992.  Il y a une génération seulement, prononcer la peine de mort était ainsi toujours possible en Suisse...

Optimiste, Hugo écrit : « Les écrivains du XVIIIe siècle ont détruit la torture; les écrivains du XIXe, je n'en doute pas, détruiront la peine de mort ». Les écrivains ne peuvent pas tout : Au XXIe siècle, on torture toujours, un peu partout, légalement ou non. Et la peine de mort est toujours prévue dans une soixante d'Etats, et pratiquée dans la moitié d'entre eux. Elle n'y fait reculer ni réparer ni les meurtres, ni les viols, ni le terrorisme. Elle n'y fait reculer que la justice.
« Au moment où l'Europe recule, il serait beau que Genève avançât» : ainsi Hugo conclut-il sa lettre à Bost, il y a 153 ans... Genève n'a sans doute pas beaucoup avancé hier, mais du moins n'a-t-elle pas reculé...

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