A propos d'un "ventre toujours fécond" : Permanences et séductions de l'extrême-droite


Des années trente nous reviennent aujourd'hui, relevait récemment le Maire de Genève, Sami Kanaan, "la tendance à stigmatiser entre eux les gens dans le besoin", à les dresser les uns contre les autres dans une concurrence à l'emploi, au logement, aux papiers. Pour l'extrême-droite, cette "tendance" est plus qu'une "tendance" : c'est le coeur de son discours et de ses pratiques, même quand elle euphémise le premier et fait porter la responsabilité. des secondes à quelques éléments "incontrôlés". Pour le reste, que le bouc-émissaire soit l'immigrant, le musulman (le chrétien fait le même usage pour les extrême-droites dans les pays musulmans), le frontalier ou le Rrom, le discours est le même, les pratiques aussi, et les tentations opportunistes d'une partie de la droite démocratique à l'égard de l'électorat de l'extrême-droite, les mêmes aussi. A Genève, dimanche dernier, un coup d'arrêt a été donné à la progression de cette nuisance -mais il n'a pas réduit ces tentations à néant, et quelques ambitions de s'asseoir dans un siège d'exécutif municipal se sont explicitement accompagnées d'appels du pied (droit) à cet électorat, qu'il est indispensable d'intégrer dans une putative "majorité de droite" (allant du PDC au MCG) si l'on veut contester à la gauche de pouvoir rester majoritaire... Bricolages arithmétiques, certes, mais à fort contenu politique : pour cette droite-là, comme l'argent, les votes n'ont pas d'odeur...

Caecus autem si caeco ducatum praestet, ambo in foveam cadunt


Sami Kanaan rappelant que "l'ennemi est celui qui exploite", pas celui qui est exploité, renvoyait certes à la méthode du MCG, celle,  précisément, de "dresser les uns contre les autres les exploités" en fonction de leur origine, de leur religion, de leur supposés "race", mais cette méthode est une constante de toutes les extrême-droites, partout où elles sévissent -et elles sévissent partout. Marine Le Pen attaque les grands patrons ? C'est pour défendre les plus petits (et encore, pas tous), ce n'est, surtout, jamais pour raisonner "en termes de classes sociales". Le FN n'est pas anticapitaliste  il est pour la restauration d'un capitalisme national et patrimonial. Il n'est pas opposé au Marché : il est pour un marché national protégé par des frontières dont la fonction essentielle, cependant, reste de bloquer l'immigration. Et sa dénonciation de la mondialisation ne renvoie pas à une critique du capitalisme, mais à la vieille allergie obsidionale de l'extrême-droite au "cosmopolitisme" -allergie qu'elle partage d'ailleurs avec le stalinisme, ce qui ne peut que faciliter le recrutement des survivants et des nostalgiques du second.

Quant à l'emprunt par l'extrême-droite, à la gauche, d'une partie de son vocabulaire (et à la gauche autoritaire d'une partie de son programme), c'est une bien vieille histoire : le parti nazi ne s'appelle pas, de son nom complet,  Parti mercantile-libéral des bourgeois allemands, mais Parti national-socialiste des travailleurs allemands... et Mussolini ne vient pas de la droite conservatrice, mais de l'extrême-gauche révolutionnaire... Alors quand Marine Le Pen (que Sarkozy accuse d'être "d'extrême-gauche" et d'avoir le "programme économique de Jean-Luc Mélenchon") déclare que la gauche de la gauche fait "de bons constats" dans sa dénonciation de la mondialisation, que les altermondialistes "posent de bonnes questions" auxquelles ils apportent de "mauvaises réponses", et ne reproche à la gauche de la gauche que de ne pas aller "au bout de (sa) logique", il faut bien comprendre que la "logique" au bout de laquelle Fifille voudrait que la gauche de la gauche aille est celle de l'extrême-droite, mais sans le dire clairement, histoire de se débarrasser de l'histoire du parti dont elle a pris la tête et de la culture politique qui est celle de ses cadres, de la plupart de ses élus -et sans nul doute, la sienne propre.

Le Front National, en effet, ne vient pas de nulle part : il a été créé il y a plus de quarante ans par Jean-Marie Le Pen pour rassembler autour de lui toutes les familles de l'extrême-droite française, des fascistes aux intégristes catholiques, des partisans de l'Algérie Française aux maurassiens. Que cette source n'abreuve plus une majorité des électeurs du FN, que les références historiques de la vieille extrême-droite française fédérée par Le Pen dans le FN ne soient pas celles de l'électorat nouveau que Marine Le Pen y a aggloméré, que cet électorat soit plus "islamophobe" qu'antisémite au sens de "judéophobe", plus "différencialiste" que raciste est une évidence -mais qui ne déplace guère les lignes : issu de l'extrême-droite, ayant réussi à la réinsérer dans un champ politique d'où elle avait été exclue à la Libération, le Front National a beau emprunter une partie de son discours à une partie de la gauche (sa frange nationaliste, autoritaire, antilibérale socialement autant qu'économiquement), son socle est toujours celui sur lequel Papy a construit l'édifice récupéré par Fifille, même si début avril, un sondage tombé juste après qu'il ait ressorti son antienne sur les chambres à gaz comme "détail" de l'histoire de la Guerre Mondiale, ne lui donnait plus qu'une cote de popularité de 4 %..., et que 91 % des sondés pour le "Parisien" pensent qu'il devrait prendre sa retraite. Opinion majoritaire dont ce vieux "semeur de merde" (ainsi le définissait Claude Chabrol) se contrefout probablement, si elle ne nourrit pas même son désir de continuer à semer. Pour le politologue Jean-Yves Camus, qui considère Jean-Marie Le Pen comme une sorte d'"anarchiste de droite" , "le Front National est prisonnier de son histoire" et ne pourra "jamais gommer d'où il vient". Mais cela n'exclut pas qu'il puisse changer comme le MSI néofasciste l'a fait en Italie, en devant l'Alleanza Nazionale.

Or le plus inquiétant, en France comme en Suisse, est peut-être la tentation de la droite traditionnelle, et démocratique, de frayer par pur opportunisme,avec l'extrême-droite. On a bien vu à Genève une alliance PLR-UDC-MCG imposer un budget calamiteux, à Zurich le cousinage du conseil d'administration de la vénérable Neue Zürcher Zeitung, l'Osservatore Romano des Freisinnen, avec la bande à Blocher, dont devraient pourtant tenir des libéraux éloignés son "national-conservatisme" tribal, sa xénophobie, sa mythologie sociale patriarcale... et tout dernièrement, la conclusion d'un accord entre l'UDC, le PLR et le PDC suisses, faisant l'impasse sur tout ce qui les divise (la "libre circulation", par exemple) pour affirmer ce qui les rassemble et qui, au-delà de son énumération (sous-enchère fiscale, déréglementation du travail, coupes budgétaires etc...), tient en seul mot d'ordre : agglomérer toute la droite, de celle qui croit pouvoir se présenter comme "centre" à celle qui cultive, nourrit et récolte la xénophobie, et la rassembler contre une gauche qui ne pèse pourtant dans ce pays qu'un tiers des suffrages.
On ne se rendait pas compte qu'on faisait si peur, et on n'en est pas peu fiers. Il ne nous reste plus qu'à mériter cet excès d'honneur. Là où on sévit, on tâchera de le faire, du mieux qu'on peut.

Commentaires

Articles les plus consultés