Quand la frontière tue


Quelle « liberté » de circulation ?

La liberté de circulation, en Europe, aujourd'hui (et la Suisse est en Europe, quelque rêve qu'elle cultive de n'être nulle part), c'est un camion frigorifique hongrois immatriculé en Slovaquie (ou l'inverse), conduit par un chauffeur roumain, et qu'on retrouve en Autriche contenant les cadavres de septante immigrants syriens (hommes, femmes, enfants)... C'est l'effet magique de la « forteresse Europe » et de la multiplication des restrictions à l'immigration « non-européenne » : elles ne réduisent pas cette immigration mais tuent, massivement, des immigrants sur les routes, dans les déserts, dans la mer. Or nous préférerons toujours des immigrants légaux à des immigrants illégaux. Et des immigrants illégaux vivants à des immigrants illégaux morts.


« L'utopie, c'est ne pas se soumettre aux choses telles qu'elles sont et lutter pour ce qu'elles devraient être »  (Claudio Magris)

La multiplication des drames de la migration d'une part, l'augmentation de l'immigration illégale d'autre part signent l'absurdité des politiques xénophobes. La « forteresse Europe » est percée de toute part : depuis le début de l'année, ce sont des centaines de milliers d'immigrants qui en ont franchi les portes, percé les murailles, passé les douves. Les pays d'arrivée (l'Italie et la Grèce, la Hongrie, notamment) sont débordés. La France et l'Allemagne proposent l'établissement d'une liste de pays « sûrs »  (comme la Serbie, l'Albanie, la Kosovë) dont les ressortissants ne pourraient plus prétendre au statut de réfugiés politiques, ce qui ne changera strictement rien à rien. Des centres « points chauds »  (hot spots) pourraient être créés dans les pays frontière membres de l'Union Européenne (dont l'Italie et la Grèce), pour faire le tri de celles et ceux qui ont besoin d'une protection internationale et ceux et celles qu'on renverra ailleurs -d'où ils reviendront pour tenter à nouveau d'entrer en Europe. Les immigrants pourraient en outre être mieux répartis entre l'ensemble des Etats membres -mais nombre de ces Etats (surtout ceux de l'est de l'UE) refusent cette méthode, et l'UE n'a aucune intention, ni aucun moyen, de les contraindre à l'accepter -la charge de l'immigration continuera donc de peser sur les pays de « premier accueil » d'abord, les pays de destination ensuite, comme la Suède ou l'Allemagne, qui à elle seule a reçu en 2014 le tiers des demandes d'asile déposées dans toute l'Europe, prévoit de recevoir cette année 800'000 requérants d'asile et a décidé de ne pas renvoyer les immigrants syriens, ce qui rompt heureusement avec le funeste principe de l'accord de Dublin qui suppose que les pays de destination, comme l'Allemagne, précisément, peuvent renvoyer les requérants dans les pays de premier accueil, comme, s'agissant des Syriens, l'Italie ou la Grèce...

La « libre » circulation partielle et discriminatoire qui a été acceptée par les Suisses, pour eux-mêmes et pour leurs voisins, nous l'avons défendue (et continuons de la défendre) comme un premier pas vers la libre circulation de toutes et tous, partout. Cette « libre »  circulation partielle et discriminatoire était aussi soutenue par le patronat, pour ses propres intérêts (comme le patronat allemand a fait pression sur le gouvernement d'Angela Merkel pour élargir l'accueil des réfugiés, parce que l'Allemagne vieillit et manque de bras), mais elle était surtout combattue par l'extrême-droite  : les « non »  de gauche ne pesaient rien. Qu'une partie de la gauche en soit réduite à célébrer le culte de la frontière en dit d'ailleurs plus sur nos faiblesses que sur les enjeux de la « libre circulation » . Ce n'est pas la « libre circulation » qui est cause du dumping salarial et social : c'est l'absence de salaire minimum et l'incapacité de la gauche, politique et syndicale, à défendre et à généraliser les droits sociaux.

La « liberté de circulation », les deux tiers de la population mondiale en sont privés, astreints qu'ils sont à obtenir des visas, ou faute de visas, des autorisations spécifiques ou le droit d'asile. Sans quoi il ne leur reste de solution que l'immigration (et souvent aussi l'émigration) illégale, et le séjour illégal. Ou les camps de transit, d'un côté ou de l'autre des murs dressés aux frontières du petit monde de la « libre circulation »  réservée aux ressortissants de ce petit monde : les Européens entre eux, les nord-américains entre eux. Des murs que tous n'atteignent pas vivants : on se noie en Méditerranée, on se désèche dans le Sahara, on étouffe dans des camions frigorifiques.

Nous, ici, et d'autres ailleurs, tenons la liberté de circulation des individus comme un droit fondamental des individus, un droit que nous revendiquons pour nous-même et que nous nous obligeons donc à défendre pour les autres, tous les autres, sans restriction, contre une pseudo « liberté de circulation » limitée aux ressortissants de l'UE... s'il y avait réellement liberté de circulation, les immigrants ne crèveraient pas étouffés dans des camions : ils passeraient vivants les frontières comme nous passons vivants la douane de Moillesulaz...
Ou comme Christophe Blocher passera vivant la Versoix pour aller soutenir l'UDC genevoise en exigeant la fermeture de la frontière...

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