Une affaire de couilles


De la sous-représentation des femmes au parlement fédéral
           
On lit, dans la brochure officielle éditée par la Chancellerie fédérale et accompagnant accompagne les listes électorales, ce rappel : "les femmes sont sous-représentées" au Conseil national : dans la Chambre basse sortante, on comptait 61 femmes pour 139 hommes, alors que les femmes sont majoritaires (52 %) dans la population résidente, et cette sous-représentation ne va certainement pas se réduire après les élections de cette année.  Ce qui ne gène d'ailleurs pas les élus du segment le plus à droite du paysage politique, lesquels, comme Oskar Freysinger, se repaissent des vieilles âneries patriarcales sur le déclin de la politique lié à la féminisation du personnel politique, et sur le caractère naturellement, organiquement, définitivement masculin du combat politique -dont les femmes seraient naturellement, organiquement, définitivement incapables d'assumer les rites et les pratiques... Parce que chez ces gens-là, Monsieur, La politique, c'est une affaire de couilles. Et si on privilégiait plutôt la tête ?


Comme si voter à Genève pour Céline Amaudruz équivalait à voter pour Salika Wenger...

Pourquoi se retrouve-t-on en Suisse dans cette situation (commune à quasiment tous les parlements démocratiques) d'une sous-représentation structurelle des femmes dans les parlements et les gouvernements (quoique le Conseil fédéral suisse fasse d'ailleurs, assez paradoxalement, exception, avec trois femmes sur sept membres) ? Mécaniquement, parce que les candidates sont moins nombreuses que les candidats, que les femmes ne votent pas prioritairement pour des femmes et que si certains partis (à gauche) ont adopté le principe de la parité des genres sur leurs listes électorales, les partis de droite s'y refusent -et que plus on va vers la droite du champ politique, moins on y croise de candidates et d'élues. Pour tenter de remédier à ce qui ne relève nullement de la fatalité, mais bien plutôt d'un héritage des temps où les femmes étaient privées des droits politiques, et du retard constant des institutions politiques sur les pratiques et les normes sociales, la méthode la plus courante de celles utilisées par les organisations de défense des droits des femmes (organisations qui ne sont d'ailleurs pas toutes féministes) est l'appel à voter pour des femmes, quel que soit le parti qui les présente.
Une autre méthode a bien été tentée : celle de la création d'un parti spécifiquement féministe (et non seulement d'un "parti des femmes"...), plutôt que le renforcement du féminisme dans les partis existants, en particulier les partis de gauche, mais cette proposition divise le mouvement féministe depuis longtemps -des centaines de partis féministes ou de partis de femmes ont existé (ou existent encore) dans une cinquantaine de pays, depuis que les femmes ont obtenu les droits politiques que les hommes se réservaient. En Suisse, ce fut le Frap (Frauen macht Politik), créé en 1986, et qui fut représenté au Conseil national par Christine Goll, et "Basta", créé à Bâle. Mais, outre les difficultés financières et le manque de cadres politiques, qui ont fragilisé ces tentatives, le modèle même du parti politique, du moins sous sa forme et avec ses structures, ses hiérarchies, ses disciplines traditionnelles, vient trop directement d'un temps ou régnait sans partage, dans le champ politique, le patriarcat, pour convenir à un projet, des principes, des modes de fonctionnement fondamentalement subversifs de ce modèle -du moins tant que l'objectif de "faire sa place" dans les institutions existantes ne devient pas prioritaire sur celui de les changer. Pour autant, des partis féministes n'en ont pas moins été créés, comme "die Frauen - Feministische Partei" en Allemagne, mais sans jamais représenter plus qu'une très faible proportion de l'électorat (sauf, si nos souvenirs sont bons, en Islande, dans les années '80 du siècle dernier).
Quant à l'intégration dans les partis existants, si elle reste la stratégie privilégiée des féministes, elle a elle aussi ses limites : majoritaires dans la population, les femmes sont quasiment toujours minoritaires dans les partis politiques autres que les petits partis féministes, et dépendent donc toujours de décisions prises par une majorité composée d'hommes.

Et puis, enfin, il y a le doute même sur l'hypothèse que la "féminisation du pouvoir" changerait l'exercice du pouvoir -une hypothèse qui renvoie à une conception essentialiste de "la femme" (et non des femmes), naturellement, biologiquement, moins autoritaire, moins violente, moins compétitrice et plus coopérative que les hommes. Disons que quelques exemples, rares il est vrai, de femmes au pouvoir (Margaret Thatcher, Golda Meir, Indira Gandhi, Chiang Ching...) ne plaident guère en faveur de cette hypothèse, la question posée étant celle-ci : les femmes changent-elles ou changeront-elle le pouvoir, ou le pouvoir change-t-il ou changera-t-il les femmes ? Marine Le Pen est-elle l'incarnation d'une "autre manière de faire la politique", et de concevoir la politique ? Les femmes membres de quelque parti d'extrême-droite contemporain, ou les femmes élues des partis islamistes dans les parlements de pays arabes ou en Iran trahissent-elle leur sexe ?


Il se trouve que "Les femmes sont des hommes comme les autres", insérées dans les mêmes sociétés que les hommes, soumises aux mêmes rapports de force économiques, confrontées aux mêmes institutions politiques. Il se trouve qu'une patronne ne sera pas plus solidaire d'une travailleuse qu'un patron d'un travailleur, ni moins solidaire d'un patron que d'une patronne... Il se trouve qu'une femme députée, ou ministre, ou présidente, exercera une fonction, un rôle, un pouvoir dans un cadre institutionnel hérité d'un temps, celui des révolutions démocratiques, où les femmes avaient certes leur place sur les barricades, mais pas dans les parlements, les gouvernements, les chefferies d'Etat. Elles ont certes contraint ces institutions à s'ouvrir à elles, mais sans les changer fondamentalement. Et on se retrouve donc avec des appels à "voter pour des femmes" sans les distinguer politiquement les unes des autres, comme si elles s'équivalaient, comme si voter pour des femmes présentées par des partis qui ont toujours combattu, et continuent de le faire, le principe de l'égalité des droits était un acte féministe. Comme si voter à Genève pour Céline Amaudruz équivalait à voter pour Salika Wenger.
Cette équivalence essentialiste n'est-elle pas, au fond, une victoire du bon vieux patriarcat, pour qui "toutes les femmes se valent" ?

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