La liberté d'expression au risque du négationnisme : Le droit de tout dire ?


La Cour européenne des droits de l'Homme a donné gain de cause à un négationniste turc du génocide arménien, au nom de la liberté d'expression, et en considérant que la négation du génocide, en tant que telle, ne pouvait être sanctionnée si elle ne s'accompagnait pas de propos haineux, d'appels à la violence ou d'autres comportements du même genre, répréhensibles en tant que tels. Cette position de la CEDH est cohérente de la ligne suivie par la Cour depuis presque sa création : toute restriction à la liberté d'expression doit être contenue dans des limites très congrues, et cette liberté n'a de sens, de réalité, que si elle vaut aussi pour des opinions choquantes, qu'il s'agisse ici de la négation d'un génocide ou, dix mois plus tôt, à Paris, d'un blasphème. Avouons-le : sur le principe, cette position nous convient -comme celle de Pierre Vidal-Naquet, pour qui le débat face aux révisionnistes doit être un débat politique, historique, un débat d'idées -pas un débat judiciaire.

Notre liberté et celle des malfaisants

Il est donc licite, à défaut d'être légitime, de nier un génocide, et c'est la Cour européenne des droits de l'Homme qui le dit, dans un jugement confirmant une précédente condamnation de la Suisse, pour violation de la liberté d'expression d'un nationaliste turc, Dogu Perincek, qui avait qualifié le génocide arménien de 1915 de "mensonge international", ce pourquoi il avait été condamné par les tribunaux suisses. La Cour européenne a justifié son propre jugement en estimant que Perincek n'avait pas incité à la haine envers les Arméniens, que ses propos n'avaient pas provoqué de conflit en Suisse entre communautés arméniennes et turques, et qu'aucun traité international n'oblige la Suisse à sanctionner pénalement la négation d'un génocide -à l'exception de la Shoah, "parce que même habillée en recherche historique impartiale, (la négation du génocide des juifs) passe invariablement pour la traduction d'une idéologie antidémocratique et antisémite". Alors que celle du génocide arménien peut passer pour une opinion comme une autre ? Les Arméniens (de Suisse et d'ailleurs) apprécieront. Les Tutsis rwandais, les victimes des Khmers Rouges, les Tziganes aussi.

Avocat d'associations turques de Suisse, le Conseiller national UDC Yves Nydegger, habituellement grand contempteur des abominables "juges étrangers" muselant la démocratie helvétique, se félicite cette fois de leur jugement muselant la justice helvétique. Il le fait cependant avec un argument qui mérite de ne pas être rejeté, parce qu'il porte la question sur le fond -quoi qu'il en soit des présupposés idéologiques et des arrières pensées politiques du questionneur : "la liberté d'expression sert à protéger les opinions minoritaires et dérangeantes", et pas les vérités officielles (ou officialisées) ou les "pensées uniques". Sur ce point, nous ne disions pas autre chose lorsque nous défendions, comme Caroline Fourest, le "droit au blasphème" contre ceux (et ils sont loin d'être tous musulmans, et plus loin encore d'être tous religieusement intégristes) posant comme limite à la liberté d'expression le "respect des convictions religieuses". A Tariq Ramadan accusant les dessinateurs de "Charlie" de pratiquer un "humour de lâche" (qu'ils ont payé de leur vie -de quoi Tariq Ramadan a-t-il payé les insultes qu'il leur adressait ?), le dessinateur algérien Ali Dillem avait répondu en proclamant que "rien n'est trop sérieux pour ne pas être dessiné", et Caroline Fourest qu'il y a un droit au blasphème qui, quand il est menacé, doit pour susciter un "éloge du blasphème", parce que le blasphème, aussi paradoxal que cela semble, protège aussi les croyants contre les croyants fanatiques d'en face. Il en va de même de tout ce que la liberté d'expression protège : quand elle protège, comme la Cour européenne vient de le proclamer, un négationniste du génocide arménien, elle nous protège aussi, nous, lorsque nous conchions ce en quoi l'extrême-droite réduit le patriotisme.
On pourra trouver paradoxal que l'udéciste Nydegger rejoigne ici l'anarchiste Bakounine lorsque le Russe proclame que "la liberté de tous étend la mienne à l'infini", mais c'est ainsi : nous ne pouvons revendiquer pour nous une liberté que nous nions à ceux  que nous tenons pour des malfaisants ou des imbéciles (qui d'ailleurs nous le rendent bien en nous tenant pour des traîtres à la patrie ou à la race).

Reste qu'on ne peut se contenter de s'en tenir à de grands principes, que toute liberté contient une responsabilité, que le droit de tout dire implique que l'on assume la responsabilité de ce qu'on dit, et que si l'on s'éloigne du débat éthique sur les limites (ou leur absence) de la liberté d'expression pour se colleter à la réalité de son exercice et de ses conséquences, on se retrouve devoir se demander comment combattre le racisme, l'antisémitisme, l'homophobie, le sexisme, sans combattre leur expression. La présidente de la Commission fédérale contre le racisme, Martine Brunschwig Graf en convient : le jugement européen "oblige à un examen très détaillé pour voir s'il y a quelque chose à préciser dans la norme antiraciste (de la loi suisse) ou s'il y a lieu de la réviser". Mais ce jugement oblige aussi un autre examen, tout aussi détaillé : celui de la cohérence d'une démarche qui engage l'Etat dans la punition de discours racistes (ou négationnistes) sans l'obliger à renoncer à tout ce qu'il peut y avoir, dans ses propres pratiques, qui ressemble à du racisme ou du négationnisme. Car on peut parfaitement soutenir la punition du racisme des autres sans remettre en question le sien, dénoncer l'antijudaïsme en cultivant l'islamophobie et réciproquement, punir la négation de la shoah et mettre cinquante ans à réhabiliter un capitaine de police saint-gallois coupable d'avoir fait entrer illégalement en Suisse des juifs autrichiens fuyant le nazisme.

La lutte pour la reconnaissance du génocide arménien continue -mais elle est politique, pas judiciaire. La lutte contre le racisme continue -mais elle est sans fin, politique elle aussi. Et d'autant plus politique qu'elle implique une remise en cause de bien des politiques réelles, bien des lois, bien des pratiques actuelles, du traitement réservé aux Rroms à celui réservé aux réfugiés, de l'exclusion des "non-européens" de la "libre circulation" à la vérification subjective et discriminatoire  du niveau d'"intégration" des candidats à la naturalisation. Tant qu'une "norme antiraciste" sera sans effet sur le racisme réel, concret, cette norme ne sera que l'aliment d'une bonne conscience parfaitement hypocrite, complice de ce qu'elle prétend réprouver, et dont en réalité elle s’accommode, en se contentant d'en réprimer l'expression la plus stupide.

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