A propos de Staline, de Lénine, de Trotsky et des autres...


Retour sur une défaite

Et si on parlait d'autre chose que de l'islam et de ses dérives ? Si on parlait de nous -ou de qui fut une part de nous, naguère ? Il y a quelques semaines, la télé (France 2) nous gratifiait d'une soirée entière dédiée à Staline, sa vie, son oeuvre, ses crimes. On était dans la vulgarisation, dans le spectacle, le résumé hasardeux, les raccourcis simpliste et les images colorisées... Mais aussi dans un rappel utile, au travers du Petit Père des Peuples, de la plus lourde défaite historique du mouvement socialiste : l'Union Soviétique. Celle de Staline, bien sûr -mais cet arbre qui cache la forêt est un coupable trop idéal pour être le seul : celle de Lénine aussi, et celle de Trotsky. Celle d'une conception de la révolution, du pouvoir, du socialisme qui fut une défaite de la révolution, une captation du pouvoir, une trahison du socialisme. Une défaite plus considérable encore que celles subies face aux fascismes  -après tout, ceux-ci étaient les ennemis du mouvement révolutionnaire, s’avançant et se disant tels et agissant comme tels. Les bolcheviks, eux, se revendiquaient du mouvement révolutionnaire, jusqu’à s’en prétendre les seuls héritiers légitimes. Comme les djihadistes pour l'islam ? Comparaison n'est pas raison, sans doute -mais n'est-ce pas le sommeil de la raison qui engendre ces monstres ?



Nous n'avons pas fini d'apprendre de la défaite du socialisme en Russie, en 1917

Les mots doivent avoir un sens, y compris lorsqu'ils désigne un projet politique : il y a socialisme là où la propriété des moyens de production (la terre, le capital, le travail, l’information) est socialisée, et où le pouvoir social et politique est exercé par les citoyens eux-mêmes -par les travailleurs, si l’on accepte de considérer comme tels tous ceux qui ne tirent pas leur revenu du travail des autres. Il n’y a pas socialisme là où la propriété des moyens de production est privée, ni là où elle est étatisée ; il n’y a pas socialisme là où le pouvoir politique est en mains d’un parti unique se confondant avec l’Etat, ou en mains des détenteurs du capital ; il n’y a pas socialisme là où la propriété étatique des moyens de production et l’exercice du pouvoir politique par un parti-Etat produit cette « nouvelle classe » dénoncée en son temps par Milovan Djilas, et qui fut la classe dominante dans tous les systèmes fondés sur le collectivisme d’Etat et s’inspirant du léninisme -de la Russie à la Chine, de la Yougoslavie au Vietnam.


Ce mode de production, le collectivisme d'Etat, est spécifique, et non une forme particulière de capitalisme ou de socialisme, quoiqu’il emprunte au premier quelques traits distinctifs -mais en les poussant à l’extrême, à la totalité, et qu’il vole au second l'expression rhétorique de son espérance. Il est caractérisé par la propriété étatique des moyens de production, par le renforcement jusqu’à l’extrême limite des possibilités de tous les pouvoirs et de tous les appareils d’Etat (appareils répressifs, idéologiques et sociaux) et par la généralisation du salariat comme norme sociale impérative et mode unique et obligatoire de rétribution du travail et du temps de travail : qui n’est pas salarié est parasite ou bagnard, le premier statut conduisant au second. Propriété d’Etat et non propriété sociale ; renforcement de l’Etat et non dépérissement de l’Etat, ou substitution de la Commune à l’Etat ; généralisation du salariat, et non libération du travail : sur ces trois points fondamentaux, le collectivisme d’Etat est non seulement, dans la réalité, le presque exact contraire du socialisme, et plus éloigné de lui que le capitalisme, mais il sanctionne aussi une formidable régression du projet révolutionnaire, confié désormais au parti et à l’Etat, en même temps que le pouvoir est confié au premier et la propriété au second, contre les citoyens et contre les travailleurs.

Le duel apparent, et pour une bonne part théâtral, du capitalisme et du collectivisme d’Etat, permit en tous cas (en l’y contraignant) au premier de se réformer, de s’adapter, de se socialiser, tout en invoquant en réponse à toute tentative, même réformiste,  d’aller plus loin dans le changement, le spectre d’un Ennemi aussi commode pour le capitalisme que Satan naguère pour les églises chrétiennes. Ce manichéisme était confortable, il fut formidablement efficace : il suscita la fabrication du capitalisme socialisé, pour que perdure le capitalisme -il n’y avait plus dès lors qu’à brandir la menace d’une régression sociale en comparant les situations respectives des travailleurs « occidentaux » et « soviétiques » : cette comparaison parlait d'elle-même, et cette situation dans les pays "communistes" (cadences de travail, niveau de vie, libertés) renvoyait non à l’espérance socialiste, mais au souvenir du capitalisme sauvage du XIXème siècle. L’avenir radieux avait la forme du passé sombre : rien ne fut plus efficace pour inviter les travailleurs occidentaux à se contenter de ce que leur offrait le compromis social-démocrate, que la vision de ce qui était imposé aux travailleurs de l' « autre monde ». Le mur est tombé, qui masquait l’horizon : sa chute n’est pas une défaite du projet révolutionnaire, mais au contraire le moment de son dévoilement possible.

Encore ce mur n’est-il tombé qu’en Europe, et cet horizon n’a-t-il été dégagé qu’ici. On s’est peu soucié de la formidable expansion de l’étatisme, et sous sa forme la plus absurde, la plus inefficace, la plus corrompue, dans les Etats nés de la décolonisation, et qui, s’étant construits en tant qu’Etats avant que la société n’ait été construite, ou reconstruite, s’étaient orientés vers la bureaucratie généralisée, et une forme de collectivisme d’Etat sans base économique, de bureaucratie sans base de classe -bref, d’Etats sans autre réalité que l’intérêt que les anciens colonisateurs ou leurs concurrents dans le partage du monde prêtaient à leur création, puis à leur survie, et l'intérêt que leurs créatures trouvaient à le peupler.

Ce n’est pas en 1989 que le capitalisme a vaincu le « communisme » : c’est en 1917. Fondamentalement, le mode de production collectiviste d’Etat fut une belle affaire pour le capitalisme, engloutissant l'espérance révolutionnaire dans la monstrueuse escroquerie stalinienne, éliminant ou désarmant les ennemis du capitalisme, ou les transformant (selon qu’ils étaient simples militants ou dirigeants) en instruments ou en complices de cette élimination et de ce désarmement. Le léninisme, le stalinisme, le maoïsme et toutes leurs variantes ont tué, emprisonné, éliminé de toutes les façons, plus de révolutionnaires (et d’entre eux, plus de communistes) que le capitalisme, plus que le fascisme et le nazisme.

S'il est vrai qu'on apprend plus de ses défaites que de ses victoires, nous n'avons pas fini d'apprendre de la défaite du socialisme en Russie, en 1917. Encore faut-il que nous soyons disposés à apprendre de ceux qui, les premiers, le mirent en lumière -les Souvarine, Voline, Orwell...

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