Trente ans d'"Espace Schengen" : si jeune et déjà sénile...


En juin dernier, l'"Espace Schengen" a eu trente ans. On ne peut pas dire que cet anniversaire d'un espace européen sans passeport ait été célébré dans la joie et l’allégresse. Il l'a plutôt été par la restauration des contrôles aux frontières intérieures, par un manque absolu de solidarité entre les 26 Etats inclus dans l'Espace (22 Etats de l'Union européenne, et les quatre de l'AELE, dont la Suisse), et une montée brutale de la xénophobie sous sa forme la plus paranoïaque dans les Etats de l'est de l'Espace -ceux-là même qui ont le plus bénéficié de la "liberté de circulation" de leurs propres ressortissants, et qui s'acharnent le plus à renvoyer les migrants le plus loin possible de leur pré carré.  On en vient dès lors à proposer une sorte d'"Espace Schengen réduit" à quelques Etats de l'Europe de l'ouest et du nord, excluant les mauvais élèves de l'est et du sud. Un Espace Schengen ou un Club Rotary ?

"Les frontières, on s'en fout" ? Nous, oui. Mais pas les Etats, qui ne sont pas grand chose sans elles

"Les frontières, on s'en fout" ? Nous, oui. Mais pas les Etats, qui ne sont pas grand chose sans elles, ni les "opinions publiques", ou du moins en leur sein celles et ceux, sans doute majoritaires en ces temps, qui se sentent égarés, incertains, saisis de vertige quand on ne leur offre pas une distinction claire, nette, du "dedans et du dehors", de l'autorisé et de l'interdit, comme le ratiocine désormais Régis Debray. Dans le temps même où la "mobilité" (de tout) est présentée comme une valeur suprême, le recours à la frontière, matérielle et immatérielle, redevient l'instrument de sélection, par les Etats, des bons et des mauvais immigrants, et cette sélection devient elle-même un  marché pour les sociétés spécialisées dans les dispositifs de surveillance (et de fermeture) des frontières, et qui tirent profit des politiques étatiques de restriction à l'immigration. Ainsi la "crise des réfugiés" est-elle une opportunité commerciale -en sus d'être une opportunité politique pour toutes les extrêmes-droites, et une bonne partie des droites.

T
ous les Etats européens, membres ou non de l'Espace Schengen, renforcent leurs dispositifs de contrôle et de restriction de l'immigration, sans trop se soucier de l'effet mécanique qu'ont ces restrictions, qui ne portent forcément que sur l'immigration légale : l'accroissement de l'immigration illégale, et des drames qu'elle implique. Il n'est pratiquement plus possible d'obtenir un visa d'entrée dans un pays européen à l'ambassade ou au consulat de ce pays, et donc plus possible d'entrer légalement et directement dans le pays que l'on a choisi pour son exil. Il s'ensuit une dégradation des conditions de la migration et un renforcement des réseaux mafieux de passeurs.

Le tri des migrants, aux frontières externes des Etats ou de leurs unions continentales (comme l'Union Européenne et à l'intérieur de leur territoire, remet au premier plan un pouvoir dont on pouvait, à tort, croire que les Etats l'aient abandonné : le pouvoir, arbitraire, d'ouvrir ou de fermer leurs frontières en fonction de leurs intérêts immédiats, bien plus que de la situation migratoire elle-même. "Quand un requérant se présente à la frontière suisse, il est là. On va le refuser parce que c'est le 50'001ème" et qu'on ne veut en accueillir que 50'000, demande le président du Parti socialiste suisse, Christian Levrat ? Qui ? Mais sans doute n'importe lequel ou laquelle de ces centaines de milliers de Suisses et de Suissesses qui plébiscitent depuis vingt ans chacune des restrictions successives au droit d'asile... ?

Nous avons, nous, heureux citoyens des Etats "occidentaux", la possibilité de voyager en Afrique, au Moyen-Orient et au Proche-Orient, en Asie, sans avoir besoin de traverser illégalement des frontières -les Africains, les ressortissants du Moyen et du Proche Orient et du reste de l'Asie doivent avoir la même possibilité de se rendre chez nous que nous avons de nous rendre chez eux : les droits et les libertés sont réciproques ou ne sont pas. Et le droit de quitter son pays, comme le droit de circuler librement, comme le droit de "choisir sa résidence à l'intérieur d'un Etat", sont garantis par la Déclaration universelle des droits de l'Homme (à son article 13). Il serait temps que l'on s'avise de respecter ce texte, et d'accorder à toutes et tous les droits qu'il proclame comme étant précisément ceux de toutes et tous -et pas seulement d'une minorité des habitants humains de cette planète Ou alors, admettons crûment que ces droits sont, comme les qualifiait Hannah Arendt, des "droits de papier".

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