Demi-millénaire des thèses de Luther : Faire la révolution sans le vouloir


    On est entré dans une année de commémoration de la Réforme protestante (la Réformation), lancée par l'affichage des Thèses de Luther. Une réforme qui fut une révolution, dont Luther ne voulait pas -ni religieuse, ni, et encore moins, sociale et politique. Mais qu'il a provoquée. Parce que l'Eglise romaine, dont il était, refusa de se réformer -et ne finit par accepter de le faire qu'une fois la Réforme protestante acquise dans la moitié de l'Europe occidentale -la plus grande partie de l'Allemagne, toute la Scandinavie, en Hollande, dans les cantons suisses les plus peuplés, dans une partie importante de la France... et au passage à Genève (parce que ça arrangeait les Genevois en lutte contre la Savoie très catholique). Luther n'était pas révolutionnaire, mais il a fait la révolution. Sans le vouloir, et en couvrant de son autorité morale et religieuse la répression féroce de ceux qui la voulaient, mais c'est bien le début d'une révolution que l'on commémore depuis hiers. La vieille taupe est aveugle. Elle ne voit pas où elle va, mais elle y va.

"la sagesse huche en la place, en sonnant parmi les rues, et crie là où il y a troupe de gens"
(Proverbes I.20, traduction de Castellion)


On a ouvert hier à Genève la commémoration de l'affichage des Thèses de Luther à Wittenberg en 1517. Ainsi s'apprête-t-on à célébrer le demi-millénaire d'une réforme qui fut une révolution. Car la Réformation a tout bouleversé, en Europe -et au-delà. Même dans les pays catholiques. Même dans les pays dont la religion (ou la philosophie) dominante n'était pas le christianisme. En forçant au pluralisme religieux à l'intérieur de la Chrétienté, elle a accouché des Lumières et donné les conditions de la laïcité. En généralisant l'alphabétisation (il fallait pouvoir lire la Bible -mais quand on sait lire la Bible, on sait lire autre chose, et on finit par le faire), elle a accouché de la liberté de pensée. En brisant le monopole d'une seule église, elle a permis de briser le monopole des pouvoirs établis, et de contester leur légitimité : dès lors qu'il n'y a plus de vérité religieuse unique, il n'y a plus de pouvoir sanctifié par cette seule vérité, et ceux qui peuvent parler à leur Dieu sans intermédiaire peuvent parler de tout, à tous. Enfin, en brisant les contraintes imposées par le catholicisme à l'activité économique, elle a permis l'émergence du capitalisme -et Calvin fera le pas supplémentaire de proclamer la réussite sociale (et donc la réussite professionnelle et économique) comme le signe de la bienveillance divine. Aucune révolution ne fut sans doute à la fois si profonde et si involontaire, même si elle-même ne fut pas sans prémices (Jan Hus, Pierre Valdo...), mais à ces prémices, il manquait une technologie (l'imprimerie) pour devenir un "mouvement de masse", et une étape culturelle (l'humanisme de la Renaissance) pour s'ancrer dans l'histoire.

Jusqu'à  la Réforme, le catholicisme romain ou orthodoxe était, depuis sept siècle, la religion unique de tous les Etats européens. A partir de la Réforme, le principe selon lequel la religion d'un pays était celle de son prince (principe qui valait même lorsque le "pays" en question n'était pas une monarchie, le prince étant alors le gouvernement en place, fût-il celui d'une République) figea les rapports territoriaux entre confessions chrétiennes en Europe -à  la seule exception de la France de l'Edit de Nantes à  sa révocation, les cantons suisses étant chacun confessionnellement unicitaires, comme les Etats allemands. La Révolution française bouleversa la donne, en rompant avec cette unicité confessionnelle, puis avec l'unicité religieuse puisque le judaïsme obtint droit de cité aux côtés des confessions chrétiennes, mais sans pour autant que soit instauré un régime de laïcité séparant l'Etat des Eglises (l'Etat républicain ordonnant les églises présentes sur son territoire, d'où les concordats napoléoniens), ni, à  plus forte raison séparant la politique de la religion (la "Fête de l'Etre Suprême", organisée par un Robespierre convaincu que l'athéisme est un crime d'aristocrates, témoigne de la religiosité du républicanisme originel).

Le mouvement de rupture que fut la Réforme fut un mouvement violent :  la Saint-Barthélémy est un pogrom orchestré par des chrétiens contre d'autres chrétiens... Et de cette violence, les Protestants ne furent pas moins coupables que les Catholiques (les Irlandais peuvent en témoigner), y compris entre eux (les Anabaptistes peuvent en témoigner). Les grands réformateurs n'étaient pas plus tolérants que leurs adversaires catholiques : Luther était antisémite (judéophobe) et justifia l'écrasement des paysans révoltés. Calvin ne passe pas pour un modèle de tolérance, ni religieuse, ni politique, ni sociale. Les religions monothéistes ne sont durablement tolérantes que lorsqu'elles ne peuvent pas faire autrement : chacune n'est tolérante des fois religieuses différentes  (ou des absences de foi) que lorsqu'elle y est contrainte par la société, ou par l'histoire. Le christianisme ne devient tolérant que dès lors que la société, du moins ses élites, ne supporte plus l'exercice de l'intolérance par les églises instituées. L'islam n'est (ou n'était) tolérant que dans les sociétés où il coexiste (ou coexistait) avec d'autres religions monothéistes, et dans la mesure où ces autres religions sont (ou étaient) confinées dans un statut de marge autorisée mais contrainte. Le judaïsme n'est devenu tolérant qu'en exil de sa terre promise -lorsqu'il la dominait, la Bible elle-même est éloquente quant au sort que le Peuple Elu réservait aux fidèles d'autres religions.

Luther voulait réformer l'église catholique romaine, il l'a cassée. Calvin voulait instaurer un ordre social conforme à l'ordre religieux donné par la Bible -il a contribué à faire naître un système économique, le capitalisme, qui a lui-même cassé les contraintes religieuses. Ce que nous devons à la Réforme, nous le lui devons malgré elle. L'ironie de l'histoire est plus forte que sa logique : "la sagesse huche en la place, en sonnant parmi les rues, et crie là où il y a troupe de gens" (Proverbes I.20, traduction de Castellion) -mais les gens en font ce qu'ils veulent. Et à Genève, la tombe présumée de Calvin est à deux pas de celle de Grisélidis.

Au fait, on célèbre encore, en même temps que l'on commence à célébrer le demi-millénaire de la Réforme, le centenaire de Dada.

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