Précarité, pauvreté : des ayant-droit sans droit ?


Le filtre et le barrage

Plus du quart des Suissesses et des Suisses qui auraient droit à une aide sociale (260'000 personnes, dont plus de 20'000 à Genève, 36'000 dans le canton de Vaud) ne la sollicitent pas, selon une étude bernoise de 2016. Une statistique fédérale de 2009 situe cette proportion de renoncement à 28 % des ayant-droit, et une évaluation de Caritas en 2014 à au moins 30 %, mais jusqu'à 50 %. La raison principale de ce renoncement semble bien être la complexité du système, le caractère suspicieux de la vérification des demandes d'aide, le nombre considérable de documents à fournir pour avoir droit à une aide. Le filtre mis devant l'aide sociale devient un barrage. Pendant quoi, les zautorités, qui ont le sens des urgences et des priorités, et surtout l'obsession des "abuseurs" ont choisi de donner la chasse aux mendiants...

"donnez-moi ce dont j'ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-mêmes".
Au Tessin, où plus du quart de la population risque d'être confrontée à la pauvreté -ou y est déjà confrontée, le parlement (à majorité de droite) s'est engagé, au nom de l'équilibre budgétaire, dans une véritable politique de démantèlement des dispositifs d'aide sociale et de réduction du minimum d'assistance sociale et des prestations aux familles. Et c'est sans surprise qu'on constate qu'au Tessin, c'est la Lega qui est en pointe dans cette chasse aux pauvres. La gauche avait lancé un référendum contre la réduction des allocations familiales et un autre contre la réduction de la participation cantonale à des hospitalisations extérieures au Tessin. Le 12 février dernier, elle a échoué sur le premier objet, gagné sur le second. La politique ainsi partiellement ratifiée, dans un canton où les salaires sont inférieurs de 15 % à la moyenne nationale, où la proportion de travailleurs pauvres est plus élevée qu'ailleurs en Suisse, et où (comme ailleurs, dans ce cas là) les organisations d'entraide privées (Caritas, l'Entraide ouvrière, le Secours d'Hiver) sont de plus en plus sollicitées, pourra servir d'exemple à tous ceux qui, dans les autres cantons, sont tentés de la prôner ou la prônent déjà.

En 2017, à Genève, les dépenses sociales de l'Etat pour les ménages les plus précaires (aide sociale, subsides d'assurance-maladie, aides aux personnes âgées) devraient augmenter d'une centaine de millions par rapport à l'année précédente. 13 % de la population du canton bénéficie d'aide sociale (mais un tiers de celles et ceux qui pourraient en bénéficier ne la sollicitent pas). Ce taux de 13 % est stable, alors que la population augmente, ce qui confirme que le nombre de personnes vivant dans la précarité augmente. Le Conseil d'Etat lui-même reconnaît qu'une part de plus en plus importante de la population genevoise est concernée par la pauvreté : le nombre de chômeurs en fin de droit augmente, les emplois mal rémunérés aussi. Le nombre de dossiers traités par l'Hospice Général a crû de 14 % entre 2012 et 2015, année lors de laquelle 4000 nouveaux bénéficiaires de l'aide sociale ont été enregistrés (un record depuis 10 ans). l'Hospice traitait 13'000 dossiers d'aide sociale en 2015, et en 2016, ce record a été battu.

Selon un rapport du Conseil d'Etat, 19 % de la population genevoise est menacée de pauvreté (les principaux groupes menacés sont les jeunes de 18 à 25 ans, les personnes du "quatrième âge" (plus de 85 ans) et les familles monoparentales), 5,5 % des travailleuses et des travailleurs sont des "travailleurs pauvres" dont le salaire ne suffit pas à couvrir les besoins, et la proportion de contribuables dont le revenu est inférieur au "plancher" d'imposition est passée de 28,4 % en 2003 à 34,2 % en 2012. Une personne sur cinq vivant avec moins de 3000 francs par mois renonce aux soins dentaires, le nombre de personnes bénéficiant du Vestiaire Social a doublé entre 2014 et 2015, le nombre de repas gratuits offerts par les colis du coeur est passé entre 2015 et 2016 de 80'000 à plus de 100'000.

Il y a un droit fondamental, aussi fondamental que le "droit d'avoir des droits" : le droit de requérir l'aide d'autrui, qu'elle soit privée ou publique. Et si le mendiant est le seul sociétaire (car quoi qu'on en dise, il n'est pas hors de la société, mais en plein dedans) qui n'offre rien en échange de l'aide qu'il sollicite, sinon de dépenser ce qu'on lui donne là où il pourra acheter de quoi vivre (ce qui générera un petit milliardième de produit intérieur), tous les autres sociétaires sont tenus, lorsqu'ils sollicitent une aide, de prouver qu'ils y ont droit en donnant des assurances d'une disponibilité à une contre-partie. Et ils sont nombreux, ces sociétaires que la société, par l'Etat ou les organisations privées, aident à remplir leurs obligations de sociétaires, à payer ce qu'ils doivent, à travailler pour être rémunérés, à se former pour travailler. Ainsi répond-on encore aujourd'hui à la vieille injonction de l'un des fondateurs de l'économie politique libérale, Adam Smith, faisant dire au sociétaire s'adressant à la société : "donnez-moi ce dont j'ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-mêmes". Est-on là dans la solidarité ? Non, on est dans le troc, le marché. Et deux siècles plus tard, on y est toujours.






Commentaires

Articles les plus consultés