Présidentielle française : sac de nœuds et dilemme de gauche


Gagner quoi, contre qui ?

A deux mois de l'élection présidentielle française, la seule hypothèse dont on puisse être à peu près certain qu'elle se réalisera est celle de la présence de Marine Le Pen au tour décisif -le second. Pour le reste, c'est-à-dire pour ce qui est de son compétiteur, plus rien n'est sûr, alors qu'il y a quelques mois encore, tous les commentateurs et sagaces analystes se disaient assurés qu'en désignant son candidat, la droite démocratique désignait de fait le prochain président. Aujourd'hui, son candidat n'occupe plus dans les intentions de vote que la troisième placve, éliminatoire. Quant à la gauche, elle présente pas moins de quatre candidatures. Dont deux, celles de Hamon et de Mélenchon, se tiennent la barchichette à dix ou quinze points d'intentions de vote de Le Pen et macron, et même (encore ?) derrière Fillon. Un candidat de gauche a-t-il encore la moindre chance d'être présent au deuxième tour de l'élection ? Et lequel ? Et sur quel projet ? Et pour quoi faire ? Etre élu ou mobiliser toute la droite derrière la candidate du Front National ?


Rien ne dissout plus vite, et plus totalement, la conscience politique que la peur de l'affrontement

Quel est, pour la gauche française, l'enjeu de l'élection présidentielle ? Faire élire un président de gauche ? Alors il lui faudrait un candidat unique et elle en est assez loin. Et aucun candidat de gauche (Mélenchon encore moins que Hamon) ne paraît en mesure d rassembler une majorité d'électrices et d'électeurs. Faire battre Marine Le Pen ? Mais le seul candidat qui, si l'élection avait eu lieu hier, aurait été assuré de la surpasser -et même assez largement, c'est Emmanuel Macron. Fillon ? S'il arrivait à reprendre le terrain perdu et à se hisser au deuxième tour, son programme de casse sociale détournerait de lui la grande majorité de l'électorat de gauche (et il en aurait besoin pour être élu).

De toute façon, la gauche a besoin de se redéfinir, de se recomposer, de se réorganiser. Et ce n'est pas en tentant de s’accrocher au pouvoir, fût-ce en promettant (une fois de plus) d'en changer la nature, les structures et les pratiques, qu'elle y arrivera. Elle a besoin de retrouver une hégémonie culturelle qu'elle a perdue depuis un bon quart de siècle -et qu'elle a perdue en grande partie du fait même de son exercice du pouvoir. Redéfinir, recomposer, réorganiser la gauche, c'est d'ailleurs le projet apparent de Hamon. Et entre lui et Mélenchon, ce n'est pas d'une compétition pour la présidence de la République dont il s'agit, mais d'une compétition pour la leadership de la gauche. Lequel des deux est le mieux armé pour cela ?  Il reste en tout cas au PS français, même si nombre de ses élus devaient quitter le navire pour rejoindre le fringant corsaire d'Emmanuel Macron (ce qui semble d'ailleurs ne pas se produire), un appareil national et un maillage local et régional sans grand équivalent. En fait, le PS français est, si l'on excepte les lambeaux radicaux de gauche et de droite du vieux parti radical-socialiste, le plus ancien des partis politiques français : il est plus que centenaire. Le Parti communiste le suit, de quinze ans plus jeune. Des grands partis de la IVe et de la Ve république gaullienne, il est avec les "Républicains" de Sarkozy et Fillon, le seul survivant en état de marche : exeunt le MRP, le RPF, l'UDVe, les RI, le CDS, le RPR, l'UDF... et plus très fringant, le PCF, dont les élus locaux, régionaux et nationaux sont en train de se demander comment ils pourraient sauver leur siège sans le soutien du PS... Le Parti communiste a beaucoup perdu en une génération, mais il lui reste des dizaines de milliers de membres, un quotidien, un ancrage local dont les autres composantes de la "gauche de la gauche" française manquent cruellement. Et cet ancrage, il le doit à son alliance avec le PS lors des élections. Une opposition frontale et radicale au PS lui serait donc fort dommageable. Alors il louvoie. Il hésite. Il conclut des alliances à géométrie variable, dit qu'il soutient Mélenchon tout en se préparant à soutenir Hamon.

L'élection présidentielle française de ce printemps est sans nul doute un moment politique important -et pas seulement pour la France : il en sortira aussi, et quel qu'en soit le résultat, une nouvelle donne pour l'Europe -et donc pour les équilibres et les déséquilibres mondiaux. Mais il en sortira aussi une confirmation : il y a, il y aura toujours, en France comme ailleurs, une gauche et une droite. Quant au "centre", comme le résume l'historien Olivier Meuwly, il n'est guère "qu'un lieu de passage" sur le chemin de la mangeoire. Macron, Bayrou et Le Pen ont beau dire : la gauche, la droite, cela structure toujours, depuis plus de deux siècles, et cela continuera à structurer, le paysage politique, même si les acteurs collectifs qui peuplent ce paysage peuvent passer d'un côté à l'autre, puisque qui distingue la gauche et la droite tient moins de l'idéologie que de la place occupée : les libéraux sont à l'extrême-gauche en 1789, les radicaux y sont en 1848, les socialistes y sont  en 1918. Et le nationalisme peut être de gauche ou de droite.  "Ni de gauche, ni de droite" ? Cela veut dire de droite quand l'hégémonie culturelle est à droite, de gauche quand elle est à gauche.

"Il y a un acteur nouveau sur la scène de l'histoire. C'est le peuple", proclame Mélenchon.  Nouveau, vraiment, cet acteur ? Ou re-nouveau ? Il est vrai qu'au temps des réseaux sociaux, de l'éclatement des lieux traditionnels de socialisation politique (les partis, les syndicats), la ville, la place publique, la rue redeviennent des espaces d'initiative politique, débarrassés de l'obsession du consensus qui tue la politique elle-même, en tant qu'elle est forcément un affrontement, car en effet "seul le conflit crée de la conscience" et rien ne dissout plus vite, et plus totalement, la conscience politique que la peur de l'affrontement et la recherche d'un consensus à tout prix : quand on multiplie les consultations, les table-rondes, les sondages, les pseudo "Etats généraux" de tout et de n'importe quoi (en oubliant au passage que les plus célèbres de tous les Etats généraux n'ont pas accouché d'un consensus mais d'une révolution), c'est que l'on ne sait plus ni où on va, ni ce qu'on veut. Ni ce qu'on vaut. De ce point de vue, une élection présidentielle comme la française devrait être le moment d'une confrontation de projets et de programmes, de cultures politiques, on dira d'idéologies, même si le mot a été frauduleusement péjorativé (une idéologie, on y insiste, n'étant après tout qu'un ensemble d'idées organisées autour d'une idée fondamentale, centrale).

Ce moment d'un véritable affrontement politique, nul ne se risquera à dire qu'on y est, avec cette campagne électorale. Peut-être faudra-t-il attendre le soir du deuxième tour, lorsqu'on saura qui présidera la France, pour y entrer, dans cet affrontement... parce qu'à l'élu ou l'élue, il faudra bien un gouvernement, et donc une majorité parlementaire, et donc une majorité populaire -et là, peut-être, ce sera enfin projet contre projet.
Et gauche contre droite.

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