L'Enchaînement au Sérail



Erdogan, à l'arraché

Comment gagner (à l'arraché) un référendum, comme l'a fait dimanche, à 51 % des suffrages, le président turc Erdogan et son parti, l'AKP ? En faisant taire l'opposition. En muselant les media. En se présentant soi-même comme le seul recours contre le chaos, le terrorisme, l'ennemi étranger et l'ennemi intérieur. En invoquant Dieu et la menace de l'enfer ("Ne mettez pas en danger votre vie après la mort" en votant "non", prêchait Erdogan dix jours avant le vote) Et pour plus de sécurité, en tripatouillant les conditions de vote pour permettre de comptabiliser des bulletins non validés. Et peut-être en fraudant (les observateurs du Conseil de l'Europe -dont la Turquie est encore membre- le soupçonnent, et des centaines d'irrégularités sont dénoncées par les ONG et les partis d'opposition). Dans ces conditions, que l'opposition à Erdogan et à son projet de révision constitutionnelle ait pu obtenir 49 % des suffrages et faire douter du succès du Sultan tient de la performance. Cette opposition était pourtant divisée : on y retrouvait les kémalistes sociaux-démocrates, des islamistes, les organisations kurdes, les alévis, la gauche révolutionnaire, une grande partie de l'extrême-droite et les syndicats, chaque force faisant campagne séparément et contradictoirement des autres, mais dans la même extrême difficulté de se faire entendre sous la chape de plomb de la censure. Erdogan voulait que le 16 avril 2017 "efface le 15 juillet" 2016, le coup d'Etat manqué tenté contre lui par une partie de l'armée. En réalité, sa victoire, contestable et qui sera contestée par l'opposition social-démocrate et kurde, n'efface pas le coup d'Etat manqué mais parachève le coup d'Etat réussi qui a suivi -le coup d'Etat d'Erdogan lui-même.

"Populiste dans le verbe, stalinien dans l'organisation et islamiste dans l'idéologie"


Aux dernières élections législatives, l'AKP (le parti du Sultan, "populiste dans le verbe, stalinien dans l'organisation et islamiste dans l'idéologie" selon le résumé du politologue Rusen Cakir) avait obtenu 49,5 % des suffrages et son allié d'occasion, l'ultra-nationaliste MHP (l'ancien parti d'extrême-droite du colonel Türkes et des "Loups Gris") près de 12 %. Cette base électorale aurait être largement suffisante à Erdogan pour faire accepter largement son projet constitutionnel -mais le MHP était divisé, et même au sein de l'AKP, des cercles influents traînent la patte pour soutenir le Sultan dans son entreprise. La campagne a été bien plus difficile que prévu pour Erdogan et son camp, qui se sont mis à craindre une victoire à l'arraché du "non" avant d'obtenir une victoire à l'arraché du "oui"-d'où la multiplication des meetings du président lui-même et l'envoi de ministres à l'étranger pour mobiliser en faveur du projet présidentiel la plus grande part possible des Turcs émigrés. Et d'où, en Turquie, une campagne quasiment à sens unique en faveur du "oui" : équité des temps de parole dans les media abrogée par décret, meetings d'Erdogan retransmis en direct sur toutes les chaînes publiques, réunions de l'opposition attaquées et interrompues par des partisans du Sultan... si à l'étranger la campagne des opposants s'est déroulée sous l'attentive surveillance des ambassades turques (quoique celle en Suisse le nie), en Turquie même la campagne s'est déroulée sous état d'urgence et sous une chape de censure. Malgré cela, l'opposition si divisée qu'elle était, a failli remporter le vote, et le résultat final rend compte d'un pays et d'un peuple profondément divisé (le politologue Ahmet Insel évoque un "Kulturkampf") : Istambul, Ankara, Izmir, les côtes de la mer Egée et le Kurdistan ont voté "non", l'Anatolie a voté "oui". Les Turcs de Suisse ont voté "non", sauf à Genève, ceux d'Allemagne et de France ont voté "oui".

Après le coup d'Etat manqué de juillet 2016 , un coup d'Etat réussi, celui d'Erdogan, a abouti à une purge massive de l'administration, de la justice et même du parlement, avec l'arrestation des députés du Parti démocratique des peuples (HDP), principal parti du Kurdistan turc. Erdogan avait bien des raisons de qualifier le putsch manqué de "don de Dieu" : ce don, il l'a fait fructifier, à sa manière. Au moins 125'000 fonctionnaires, juges, militaires, policiers ont été révoqués, dont près de 30'000 professeurs (sans compter les 11'000 enseignants suspendus, puis réintégrés, au Kurdistan), et 40'000 personnes emprisonnées, dont 13 députés du HDP, sous l'accusation d'être soit des partisans de l'islamiste concurrent Fethullah Gülen, soit des soutiens du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), quand on ne leur impute pas les deux engagements -totalement contradictoires- en même temps. Des victimes de cette chasse aux sorcières se sont suicidées. D'autres ont riposté en ouvrant des "écoles de rue". Les media ont été mis au pas, 19 journalistes du plus ancien quotidien turc, "Cumhuriyet" ont été inculpés de "collusion avec des organisations terroristes" (le PKK ou le mouvement de Gülen).
Et la sale guerre d'épuration ethnique a repris au Kurdistan : elle a déjà fait 2000 morts et un demi-million de déplacés. Des villages et des quartiers entiers ont été détruits, les autorités locales kurdes élues remplacées par des administrateurs nommés par le pouvoir central. Le conflit syrien a encore durci la position d'Erdogan à l'égard des Kurdes, surtout dès lors que ceux-ci se sont retrouvés en première ligne des combats contre Daech et ont bénéficié d'une aide occidentale (avant d'être abandonnés). Mais malgré les arrestations, les tortures, les assassinats, le couvre-feu et l'état d'urgence, le 21 mars, à Diyarbakir, au Kurdistan, des centaines de milliers de personnes ont célébré le "Newroz", jour du renouveau et quasi fête nationale kurde. Sous haute surveillance, et haute censure, la manifestation fut aussi une manifestation d'opposition au pouvoir d'Ankara. Et un étudiant de 23 ans a été abattu par la police. Et le jour du scrutin, une rixe devant un local de vote à Diyarbakir a fait trois morts.

"La démocratie est un moyen, non une fin", avait expliqué Erdogan. Un moyen qui peut être, et a été, utilisé à des fins totalement contraire à la démocratie : la démocratie n'est pas une garantie de démocratie. Le projet d'Erdogan va être mis en oeuvre : il réduit à pas grand chose le rôle de quelque parti que ce soit, même le sien, et de toute autre institution que la présidence de la République : suppression du poste de Premier ministre (Erdogan ne veut voir qu'une seule tête à l'Etat : la sienne), pleins pouvoirs au président, qui pourra gouverner par décret et aura mainmise sur la Justice, le haut commandement militaire, les services de renseignement -et nommera même les recteurs des universités. Erdogan pourra rester au pouvoir pendant encore douze ans. Mais après lui, qui ? Le texte proposé par Erdogan est taillé par Erdogan pour Erdogan, mais le Sultan, désormais le dirigeant turc le plus puissant depuis Atatürk, n'est pas immortel, et peut même être chassé, démocratiquement ou non, du pouvoir. Ceux qu'il s'est arrogé, en quelles mains peut-être encore plus dangereuses que les siennes, tomberont-ils alors ?









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