Et Macron a parlé... Mais à qui ?


Jupiter et les Jaunes

Le président et le gouvernement français ont donc "cédé à la rue" (elle est en France le seul lieu de la démocratie directe) en renonçant notamment à augmenter les taxes sur le carburant et en augmentant le salaire minimum, et ont ouvert une "consultation" des "corps intermédiaires" (dont les syndicats) qu'ils donnaient plutôt l'impression de solidement mépriser jusqu'alors. Mais ce recul, inévitable, sur une intention justifiée (dissuader de l'automobile traditionnelle), mais fort mal traduite en actes, et encore plus mal accompagnée pour toutes celles et tous eux qui ne peuvent aller travailler, consommer, se délasser autrement qu'en automobile faute de transports publics, ne répond en fait à aucune des causes profondes qui ont fait descendre sur les rond-point, les péages d'autoroutes et dans les rues des villes des dizaines de milliers de personnes qui n'avaient jamais manifesté de leur vie, ni jamais soutenu aucun mouvement populaire, pas plus les syndicats que d'autres organisations sociales. D'ailleurs, les "jaunes", dans l'histoire des luttes ouvrières, n'ont jamais été autre chose que des adversaires (et puis, choisi parce que c'est voyant, c'est quand même très moche, un gilet jaune...). Il n'est pas sans signification que le mouvement présent se fasse sans grèves, que les "gilets jaunes" ne s'adressent qu'au gouvernement et au président, pas au patronat, et qu'ils n'exigent pas l'abrogation des "lois Macron" sur le travail... Sauf que si le mouvement, ou plutôt la révolte des "gilets jaunes" n'a rien de "progressiste", et qu'elle semble (mais seulement "semble") refluer, elle a tout d'un révélateur, et a au moins fait descendre Jupiter de son Olympe. En dévaluant au passage la quasi totalité du personnel et des partis politiques français, pathétiques dans leurs efforts de récupération ou de désarmement d'un mouvement qui les ignore superbement. Mais tout va se dénouer : Jupiter a parlé. Mais à qui ?


Faisons silence, le Monarque parle au peuple

Le mouvement des "gilets jaunes" (mieux voudrait sans doute parler, comme Pierre Rosanvallon*, d'une "révolte sociale", ou de plusieurs mouvements de "gilets jaunes" traversés de contradictions parfois insolubles) a eu un premier (et pour le moment unique) effet positif : celui d'un retour brutal à la réalité sociale et politique. Et ce retour à la réalité ferme une parenthèse : celle du macronisme triomphant -mais triomphant sur du vide. Arrivé au pouvoir sans parti derrière lui, sans élus locaux, sans soutien d'une organisation sociale importante, Macron se retrouve, logiquement, seul face à une opposition sociale (les "gilets jaunes") elle-même sans relais politiques crédible (les tentatives de récupération des partis d'opposition ne pouvant en tenir lieu), et sans structuration solide. Si le discours et la posture de Macron et de ses partisans étaient omniprésents, jusqu'à ce que les discours contradictoires et même incohérents des "gilets jaunes" les rendent dérisoires, ce n'était ni l'effet d'un complot, ni l'effet d'une complaisance particulière des media : c'était l'effet de l'absence d'un discours et d'une posture qui en auraient constitué une opposition, une contradiction crédibles. "Le débat d'idée s'est refermé à droite comme à gauche" d'un champ politique en reconstruction, observait "Le Monde" début février. Résultat : la systématique du "en même temps", qui emprunte à gauche et à droite, ne laissait plus à Macron de contradicteurs que des intellectuels et des artistes, autonomes des organisations politiques quand ils n'y sont pas rétifs par principe autant que par confort. Le "en même temps" macronien ne refuse pas la contradiction, puisqu'il l'entretient, mais il l'épuise en tant qu'opposition, en campant dans l'espace que Max Weber définissait comme celui du politique, par distinction de celui du savant (disons : de l'intellectuel) : l'espace de la responsabilité par distinction de celui de la conviction. L'usage de cette distinction jusqu'à l'apparition des "gilets jaune" confinait en France, à la caricature : il permettait au "politique" de se poser face au "savant" comme celui qui campe dans le réel et ose se salir les mains face à celui qui donne des leçons sans "se mouiller". Et puis, n'oublions pas que Macron avait triomphé dans les urnes en incarnant, à sa manière, le "dégagisme", le renouveau, après avoir commis un livre (on n'est pas élu président de la République en France sans avoir au moins publié un livre...) portant comme titre le mot de "révolution"... L'histoire, décidément, a le sens de l'ironie...

Et puis sont arrivés les "gilets jaunes", traînant derrière eux les nostalgiques de la vieille détestation de la Gueuse (et de tout ce qui, légitimement ou non, peut l'incarner, des députés au président de la République, des partis aux media). Mais là, on n'est plus dans la jacquerie, le poujadisme ou le qualunquisme, on est en février 1934, avec des intentions (et des illusions) plus ou moins putschistes : on veut prendre l'Elysée, le Palais Bourbon, dissoudre les partis et les syndicats, renvoyer les métèques et fermer les frontières. C'est assez providentiel pour le pouvoir en place, à qui est ainsi offert un bel épouvantail. Ce n'est pas le programme des "gilets jaunes" ? Non, évidemment. Mais ils n'ont pas de programme, les "gilets jaunes", ou plutôt en ont tellement qu'aucun ne leur est commun. Même pas le départ de Macron ou la dissolution de l'Assemblée Nationale. Et la détestation de Macron ne fait pas un programme politique. Bref, rien à voir avec une insurrection façon 1789 -dont il convient de se souvenir qu'elle a été déclenchée par la disgrâce d'un banquier genevois...), ni avec une révolte façon Mai 68, dont le contexte était celui de la supercroissance des "trente glorieuses", du consensus sur le "progrès social", de la société de consommation et d'un chômage résiduel. Gardons-nous d'oublier le deuxième acte du printemps 1968, lorsque la classe ouvrière entre dans la danse et, encadrée par un parti (le PC) et les syndicats, fait passer d'une révolte étudiante à un mouvement de masse et d'une émeute au Quartier Latin à une grève générale, rendant ainsi le mouvement menaçant mais "gérable" pour le pouvoir en place, en le forçant à une négociation où les syndicats imposèrent des revendications purement réformistes... et finirent, paradoxalement, par mettre fin au mouvement dans le même temps où ils l'avaient rendu massif et dangereux.

Du passé, faisons table rase" n'est pas plus la parole d'une chanson de "gilet jaune" que d'une chanson macronienne. Mais les uns comme l'autre se sont construits sur un "dégagisme" que la strophe de l'"Internationale", à sa manière, exprime aussi -mais plus radicalement, avec une ambition de changement de société quand le projet de Macron n'est guère qu'un projet de modernisation, et que l'exigence des "gilets jaunes" est, fondamentalement, une exigence d'inclusion totale dans la société existante, avec tous les droits, toutes les sécurités et toutes les possibilités qu'elle peut offrir, mais sans projet de rupture : les "gilets jaunes" ne sont pas de ceux qui "n'ont à perdre que leurs chaînes", mais, précisément, de ceux qui ont quelque chose à perdre et ne veulent pas le perdre.

Peut être qu'un "Grenelle de la transition écologique et sociale" pourrait ouvrir des perspectives de sortie de crise. Mais à la condition de ne pas aboutir qu'à des mesures palliatives : même s'il est indispensable (et pour le moins légitime) d'augmenter le SMIC et les retraites et de réintroduire un impôt sur les plus hauts fortunes, il faudra aussi consentir des investissements massifs pour rétablir un réseau serré de transports publics efficaces là où il a été démantelé, développer des modes de production énergétique fondés sur des sources non fossiles, poursuivre la transition vers des modes de transports moins nuisibles que l'automobile privée, recréer une sécurité sociale juste, universelle et efficace, ouvrir des droits politiques de démocratie directe que le système institutionnel français (celui de la Ve République comme les précédents) s'est toujours bien gardé d'accorder à un peuple qu'il ne proclame souverain qu'à la condition qu'il abandonne tout pouvoir de décision à des représentants qui n'ont de comptes à rendre que tous les cinq ans et, comme Mélenchon (fort ressemblant en cela à Macron), se prennent eux-mêmes pour la République, se proclament intouchables, mais sont touchés de plein fouet par un mouvement né, renforcé et radicalisé sans eux, voire contre eux, et qui dessine un paysage social et politique dont tous les éléments sont minoritaires : minoritaire, le bloc au pouvoir, minoritaires, les oppositions. Majoritaires, les "gilets jaunes" le sont certes dans les sondages, mais par sympathie ou soutien passif, non par adhésion, et moins encore par engagement : au plus fort de leur mobilisation, sur le terrain, ils étaient 300'000 personnes dans toute la France. C'est à la fois peu dans un pays de près de 70 millions d'habitants, et beaucoup : aucun parti politique ne peut mobiliser autant de monde.

Le voulant ou non, sans être réellement un mouvement mais en étant tout de même une prise de parole collective, sans être (du moins pas encore) une insurrection mais en étant déjà une révolte, les "gilets jaunes" ont, consciemment ou non (il ne suffit pas de chanter, d'ailleurs très faux, la Marseillaise pour être révolutionnaires), ouvert un chantier politique dans le même temps où ils barraient des routes. Et ce chantier, c'est celui de la construction d'un édifice qui porte un vieux nom, celui que les fondateurs du mouvement ouvrier en tant que mouvement politique avaient donné, il y a 170 ans, à leur projet : une "République démocratique et sociale". Il serait temps : La France a-t-elle jamais été réellement une République, sinon dans les quelques mois de 1848 qui séparent la révolution de la répression de l'insurrection ouvrière ?

Mais silence, le Monarque parle au peuple...

* Pierre Rosanvallon distingue les "gilets jaunes" d'un mouvement social : "je crois qu'il ne faut pas parler d'un mouvement social mais plutôt de révolte sociale. Pour qu'il y ait un mouvement social, il faut un groupe identifié, qui formule des revendications et qui s'organise en fonction de ces revendications. (...) (Les gilets jaunes sont) l'expression d'un monde social qui se sent négligé, méprisé, oublié, et qui prend la parole pour formuler des exigences infinies (...) alors qu'un mouvement social s'inscrit dans la durée et sait faire des compromis, les "gilets jaunes" veulent tout précipiter dans l'immédiat". Rien à voir donc avec Mai 68 qui "avait trouvé tout de suite ses porte-parole, ses organisations, sa structuration". Mais le "non-mouvement" des "gilets jaunes" est "aussi le reflet d'une société où l'on estime n'avoir plus besoin de porte-parole (...). Désormais  il y a le sentiment que la représentation peut être immédiate et individualisée. C'est l'âge internet, toute médiation est coupable."
("Tribune de Genève" du 8 décembre)



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