La Suisse et le respect des droits syndicaux


Une démocratie "faux-témoin" ?

"La Suisse, démocratie-témoin", assurait dans son titre un ouvrage de l'académicien français André Siegfried, dans les années cinquante. Le livre avait été commandité par les autorités suisses, qui avaient une image à restaurer dans cet après-guerre ou son rôle entre l'instauration et la chute du régime nazi lui valait une réputation plus fâcheuse que celle qu'elle espérait avoir (au livre de Siegfried, le leader du Rassemblement jurassien, Roland Béguelin, avait répondu par le sien : "Un faux-témoin : la Suisse"). "Démocratie-témoin", la Suisse ? Elle en tout cas en est persuadée. Du moins être un "témoin" n'est pas de la même prétention qu'être un modèle. Et dans le mouvement français des "gilets jeunes", les droits démocratiques directs que nous nous sommes nous-mêmes accordés, et dont nous usons avec régularité, font des envieux. Mais il est en tout cas un domaine et un terrain sur lesquels nos droits démocratiques sont inférieurs à ceux accordés dans les pays voisins, et restent donc à étendre et à assurer : le domaine des droits syndicaux, le terrain des combats syndicaux. Car ces droits sont aussi des droits démocratiques, et ce terrain de combat est aussi le terrain d'un combat démocratique. Et sur ce terrain, la Suisse est bel et bien un "faux-témoin"


Le Suisse trait sa vache (décornée) et vit paisiblement. Et si la vache se syndique, elle finit à l'abattoir.

Pour un œil crevé d'un ouvrier, nous voulons les deux yeux d'un kroumir" (briseur de grève), proclamait fièrement en 1929 le journal du syndicat genevois du bois et du bâtiment (la FOBB, qui deviendra le SIB, qui sera l'un des fondateurs d'Unia). C'était un peu péremptoire, mais le temps n'était pas à la nuance (et la FOBB genevoise était anarcho-syndicaliste). On n'en est plus là -mais le droit, durement conquis, de grève est toujours à défendre... comme d'ailleurs tous les droits syndicaux : le Comité de la liberté syndicale de l'OIT a demandé en 2006 au Conseil fédéral de "prendre des mesures pour prévoir le même type de protection pour les représentants syndicaux victimes de licenciements antisyndicaux que pour ceux victimes de licenciements violant le principe d'égalité de traitement entre hommes et femmes, y compris la possibilité d'une réintégration". Demande restée sans réponse depuis douze ans ans.

En juin 2016, Président d'alors de la Confédération, Johann Schneider-Ammann (qui n'est jamais passé pour un défenseur acharné des droits syndicaux) répondait à la Ville de Genève, dont le Conseil municipal avait précisément adopté une résolution enjoignant la Confédération à accepter la recommandation du BIT d'adapter sa législation pour la rendre conforme aux conventions de l'OIT, que "le dossier n'est pas encore mûr pour arriver à un consensus politique" car la solution proposée par le Conseil fédéral (renforcer les sanctions applicables aux congés abusifs ou injustifiés) ne convenait ni aux syndicats (qui lui reprochaient de ne pas prévoir la réintégration du travailleur ou de la travailleuse licencié-e), ni au patronat, qui se satisfait fort bien (on le comprend) du vide juridique actuel (n'importe quel-le employé-e peut être licencié sans motif pour autant que le délai légal de congé soit respecté, ou pour le motif, infiniment interprétable, de "rupture du lien de confiance" avec l'employeur, le militantisme syndical pouvant dès lors être considéré comme un facteur de "rupture du lien de confiance" avec le patron.

En 2003 déjà, l'Union Syndicale Suisse avait déposé plainte auprès de l'Organisation Internationale du Travail, pour violation des droits syndicaux, après plusieurs licenciements abusifs de militants syndicaux. En 2004 et en 2006, le Bureau International du Travail recommandait à la Suisse d'adapter sa législation au respect des conventions de l'OIT sur les droits syndicaux. En 2010, le Conseil fédéral proposait donc un projet de révision partielle du Code des Obligations renforçant les sanctions en cas de licenciements abusifs ou injustifiés, mais ni les syndicats ni le patronat ne soutenant ce projet (pour des raisons évidemment contradictoires, les syndicats lui reprochant de ne pas prévoir la réintégration des travailleuses ou des travailleurs abusivement licenciés et le patronat refusant toute modification du CO), le projet était abandonné, mais le Conseil fédéral mandatait l'administration, qui mandatait l'Université de Neuchâtel, pour mener une étude approfondie, transmise à une commission consultative (la Commission fédérale pour les affaires de l'OIT) tripartite (administration fédérale, employeurs, syndicats). On en est là : vu "l'absence de consensus politique" entre la gauche et la droite, les syndicats et la patronat, rien n'a encore bougé, et des militants syndicaux peuvent toujours être licenciés parce qu'ils sont militants syndicaux.

Le Suisse trait sa vache (décornée) et vit paisiblement. Et si la vache se syndique, elle finit à l'abattoir.

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