Loi genevoise sur la laïcité : les socialistes disent "non"


Ite missa non est
Le PS genevois a décidé d'appeler au refus de la loi sur la laïcité bricolée par le Grand Conseil et soumise au peuple en février prochain, puisqu'un référendum, lancé par une coalition aussi contradictoire que celle qui soutiendra la loi, a abouti. Le PS rejoint ainsi les Verts et Ensemble à Gauche dans l'opposition à la conception qu'une majorité du Grand Conseil se fait de l'application du prédicat constitutionnel : pour la gauche genevoise, mieux vaut en effet le statu quo qu'une loi qui "divise et exclut". Alors, que faire de cette loi (qui sera sans doute acceptée nonobstant l'opposition de la plus grande partie de la gauche : toute la droite est pour) ? Eh bien on hésite. Pas entre voter "oui" ou voter "non", mais entre voter blanc ou voter nul. Parce qu'il nous semble que cette loi ne mérite ni l'honneur d'être soutenue, ni l'indignité d'être combattue. Pas l'honneur d'être soutenue, tant elle ressemble à un collage de dispositions dont les unes relèvent de l'enfonçage de portes ouvertes et les autres de douteuses références -ainsi de celle à des "communautés religieuses" avec quoi l'Etat doit "entretenir des relations" (incestueuses ?), et même d'assez calamiteuses confusions -ainsi de celle entre des parlementaires et des fonctionnaires d'Etat. Et puis, on persiste à se demander pourquoi diable (ou dieu) on tient tant à pondre une loi qui érige les religions au dessus des autres faits et facteurs de culture. Après tout, une religion n'est rien d'autre qu'une philosophie farcie de divinité, et il n'y aucune raison (mais bien des déraisons) à la traiter autrement qu'une philosophie. Et il y a aussi bien des dangers à donner à l'Etat le pouvoir de trier entre les religions, celles qu'il va reconnaître et celles qu'il ignorera. Mieux vaut les ignorer toutes (ce qui évidemment ne signifie pas les combattre), faute de pouvoir les reconnaître toutes, tant il y en a. Pourquoi alors ne pas la combattre ? D'abord, parce qu'elle n'est pas assez cohérente pour être dangereuse et pas assez intelligente pour être perverse. Et puis, parce que quelque effort d'explication que l'on fasse, quelque discours que l'on tienne, quelque recours  que l'on propose à un examen rationnel du texte, appeler à voter contre une loi sur la laïcité sera pris comme un appel à voter contre la laïcité -ce que la présence dans l'opposition à la loi d'opposants religieux au principe même de laïcité semblera confirmer. Il est vrai qu'en face, dans les soutiens à la loi, on trouvera ceux, à l'extrême-droite, pour qui elle n'a de légitimité que dans la mesure où ils peuvent y trouver trace de leurs obsessions islamoxénophobes (oui, c'est un néologisme...). En vérité, en vérité, on vous le dit : il y a assez de confusion comme cela dans le débat autour de la laïcité pour qu'on évite d'en ajouter encore une louche. Ite missa non est, mais allez en paix quand même.


"La religion n'est plus le moteur de l'histoire, le centre d'une civilisation"


L'appartenance religieuse (ou son absence) n'est que l'une de nos identités. Et pour la plupart des citoyennes et des citoyens (au sens large) de nos sociétés, il y a beau temps qu'elle n'est plus la principale, ni même qu'elle est déterminante. Pourquoi dès lors, dans une loi supposée mettre en oeuvre un prédicat constitutionnel général (le principe de laïcité) faire de sa mise en évidence un cas pendable, non seulement dans l'administration (ce qui peut se justifier) mais même dans les parlements, où l'on ne siège pas pour représenter l'Etat mais (du moins dans une démocratie) celles et ceux qui nous y ont élu, en sachant (posons le comme cela, de manière optimiste) en sachant qui ils ont élu ? Si l'auteur de ces lignes se pointe au Conseil municipal avec une chemise rouge sous un costard noir, sera-t-il sanctionné pour avoir arboré un drapeau anar ? Ou un signe ostentatoire d'appartenance religieuse s'il porte en collier une passoire athée ? Nous sommes farcis d'identités politiques, philosophiques, sociologiques, et pour certaines et certains religieuses, qu'en tant qu'élus nous trimballons avec nous, et qui constituent même ce pourquoi nous nous sommes présentés à une élection -et ce pourquoi nous avons, le cas échéant, été élus.
Ces identités personnelles et collectives sont aussi des héritages. Comme la laïcité elle-même. Farcis d'identités, nous le sommes aussi d'histoire. Ces héritages religieux, irréligieux, philosophiques, idéologiques, aussi variés que contradictoires, tout le projet de la laïcité consiste à les faire coexister plutôt que s'entr'étriper.

Prenons l'exemple des sociétés "occidentales", chrétiennes ou supposées l'être (mais oublieuses de ce que la source du christianisme est aussi "orientale" que celle du judaïsme et celle de l'islam) : De l'éradication des "hérésies" initiales, comme l'arianisme, à  la Réforme, le catholicisme romain ou orthodoxe était, depuis sept siècle, la religion de tous les Etats européens (l'Europe géographique, "de l'Atlantique à l'Oural", n'étant d'ailleurs pas uniformément chrétienne : à peine le paganisme originel avait-il été supplanté par le christianisme que l'islam s'implantait en Europe). A partir de la Réforme, le principe selon lequel la religion d'un pays était celle de son prince (principe qui valait même lorsque le "pays" en question n'était pas une monarchie, le prince étant alors le gouvernement en place) figea les rapports territoriaux entre confessions chrétiennes en Europe -à  la seule exception de la France de l'Edit de Nantes à  sa révocation, les cantons suisses étant chacun confessionnellement unicitaires. La Révolution française bouleversa la donne, en rompant avec cette unicité confessionnelle, puis avec l'unicité religieuse puisque le judaïsme obtint droit de cité aux côtés des différentes confessions chrétiennes mises sur pied d'égalité, mais sans pour autant instaurer un régime de laïcité séparant l'Etat des Eglises (l'Etat républicain ordonnant les églises présentes sur son territoire, d'où les concordats napoléoniens), et à  plus forte raison séparant la politique de la religion (la Fête de l'Etre Suprême en témoigne, comme les condamnations rhétoriques de l'athéisme par Robespierre).

Historiquement, c'est donc bien l'éclatement du christianisme, et surtout la coexistence sur de mêmes territoires de chrétiens de confessions différentes (catholique romaine et réformée) qui a poussé, mais en y mettant longtemps, à  l'émergence de la laïcité, d'abord comme une sorte de nécessité (c'est l'Edit de Nantes : il y a en France des protestants et des catholiques, mais ils sont tous français, donc on "tolère" les minoritaires tout en affirmant la suprématie des majoritaires), puis comme un projet politique spécifique d'indépendance respective de l'Etat et des appareils religieux (plus que de la politique et de la religion). La réforme a imposé une pluralité religieuse à  l'intérieur du monde chrétien, mais pas, sauf exception, à l'intérieur de chaque Etat de ce monde; il restait à  admettre ensuite à  la fois l'extension de cette pluralité à  des religions non-chrétiennes, à imposer la neutralité de l'Etat dans cette extension et à admettre que la liberté religieuse implique à la fois la liberté de changer de religion et celle de n'en pas avoir : à Genève, aujourd'hui, autour de 35 % des habitant-e-s se disent catholiques, 10 % protestants, 6 % musulmans, 1 % juifs... et plus de 40 % "sans religion"...  Et aujourd'hui, en Suisse, les églises catholique et protestantes en sont à vendre leurs temples et leurs édifices religieux, ou à les transformer, pour subsister financièrement.

La majorité du monde chrétien s'est abstraite des dogmes chrétiens par lesquels des chrétiens justifiaient le massacre de non-chrétiens (ou de chrétiens croyant autrement, mais cette prise d'indépendance à  l'égard des dogmes religieux ne s'est faite ni spontanément, ni sans mal : il y a fallu à  la fois de la contrainte et de l'éducation (publique, laïque et obligatoire...). Dans nos sociétés, "La religion n'est plus le moteur de l'histoire, le centre d'une civilisation", observe le philosophe Abdennour Bidar. Elle n'est plus qu'un "phénomène social et culturel parmi d'autres" -et c'est précisément ce que la laïcité permet. Encore faudrait-il que les lois dont une société se dote au nom de la laïcité le reconnaisse -et tel n'est certes pas le cas de celle dont le parlement genevois a accouché.

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