Des "gilets jaunes" qui s'effilochent : Grand Débat, grand détour ?

macron,gilets jaunes,grand débatFin décembre 2018 : Emmanuel Macron est au plus bas, comme sa cote de popularité, qui rampe à 20 % d'opinions favorables. On le dit politiquement mort, tué par les "gilets jaunes". Et un mois et demi plus tard, à Lui la gloire, O Ressuscité : le mouvement des "gilets jaunes" s'effiloche, il n'est plus soutenu que par une minorité de sondés, les opinions favorables à Macron sont passées à 30 %, les intentions de vote placent sa liste en tête des élections européennes, et il fait son Tour de France des réunions du Grand Débat National, suivi comme son ombre par la presse et les télés. Or sans les "Gilets jaunes", pas de ce "grand débat national" lancé le 13 janvier par une longue lettre (six pages) de Macron aux Français: "il n'y pas de questions interdites. (...) nous sommes un peuple qui n'a pas peur de parler, d'échanger, de débattre". En le président signe : "en confiance". Mais l'auteur prévient : "nous ne reviendrons pas sur les mesures que nous avons prises (...) afin d'encourager l'investissement et (...) le travail". Pourquoi débattre, alors, si on ne peut débattre de ce qui a précisément suscité le mouvement qui a lui-même suscité le débat ? En tout cas, le débat est organisé par un juge et partie : le président et son gouvernement.

Passer de "vous nous représentez mal" à "nous ne voulons pas être représentés"

Le mouvement des "Gilets Jaunes" aura été le plus long mouvement de protestation depuis au moins Mai68 (qui avait commencé en mars et s'était terminé fin juin). Le plus long, et le mieux diffusé sur l'ensemble du territoire, y compris (ou surtout) dans les "villes moyennes" où le crainte de la "classe moyenne" de se retrouver paupérisée est la plus forte, et où l'insuffisance de services publics est la plus lourdement ressentie. Sans ce mouvement, pas de "grand débat national", mais, comme se le demande la "Monde Diplomatique" de février, répond-on à un conflit social par un exercice de communication, ou cet exercice n'est-il qu'un moyen de dissoudre "des antagonismes fondamentaux" ? En tout cas, l'exercice fonctionne : tous les jours, entre dix et vingt mille personnes participent (sans forcément en attendre grand chose, mais du moins y participent-ils) à des dizaines, parfois des centaines de débats (2500 en un mois, 3500 prévus entre le 15 février et le 15 mars) et sur la plate-forme internet du débat, 850'000 contributions ont été déposées par 1,7 million de personnes. Le débat lancé par Macron traite de quatre thèmes : impôts, dépenses et action publique; organisation de l'Etat et des collectivités publiques; transition écologique, démocratie et citoyenneté (dont la question de savoir s'il faut "accroître le recours aux référendums et qui doit en avoir l'initiative ?"). Dans sa lettre adressée aux Français pour lancer le "grand débat", Macron prudhommise : "La France n'est pas un pays comme les autres", "le sens des injustices y est plus vif qu'ailleurs, l'exigence d'entraide et de solidarité plus forte". Or "notre pays n'offre pas les mêmes chances de réussir selon le lieu ou la famille d'où l'on vient".

Que sera-t-il fait de ces débats, ces interventions, ces contributions ? Le politologue Loïc Blondiaux a des doutes, et se demande si le "grand débat" est autre chose qu'une "concession procédurale", une stratégie dilatoire consistant à permettre l'expression de doléances pour "désamorcer les protestations", ce qui serait d'ailleurs conforme "à la pratique française de la démocratie représentative". Mais qui veut réellement du "référendum d'initiative citoyenne" en France ? Les "Gilets Jaunes", sans doute. Mais eux seuls : le parti au pouvoir n'en veut pas puisque le RIC réduirait son pouvoir. La droite démocratique traditionnelle n'en veut pas, puisqu'elle rêve de revenir au pouvoir pour pouvoir l'exercer sans s'encombrer d'un RIC. La gauche de gouvernement n'en veut pas, puisqu'elle est de gouvernement. Le Rassemblement National et la France Insoumise font mine d'en vouloir, mais n'en font pas une priorité. Le pouvoir donné aux citoyens d'invalider des lois votées par le parlement, ou d'imposer des lois ou des normes constitutionnelles dont le parlement ne veut pas, gêne tout le monde, dans une République dont les élus se croient "représentants du peuple" en oubliant (ou en ignorant) que le peuple ne se représente qu'en perdant son pouvoir souverain. Rousseau : "La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle peut être aliénée; elle consiste essentiellement en la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre; il n'y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle; ce n'est point une loi." Macron : "Le modèle suisse est inadapté"... Inadapté à quoi ? à une culture politique française qui cultive à la fois la monarchie et la révolution, le conflit et la représentation politique (si ridicule qu'il fut, le "la République, c'est moi" de Mélenchon avant de longues et5 vielles racines historiques) ? Le mouvement des "gilets jaunes", avant d'être dévalué par les parasites d'extrême-droite qui se sont collés à lui et dont il n'a su, ou pu, se débarrasser, est passé de "vous nous représentez mal" à un "nous ne voulons pas être représentés" tout à fait rousseauiste. Il ne faudrait pourtant pas faire des moyens institutionnels de la démocratie directe (le référendum et l'initiative populaires), ou de ce que Pierre Rosavallon appelle la "démocratie immédiate", la démocratie sans médiation (les réseaux sociaux, notamment), des forges de consensus : dans un premier temps, la démocratie directe ne réconcilie pas, puisqu'elle permet à des opinions, des positions et des propositions totalement minoritaires d'être soumises à l'ensemble du corps électoral, et de susciter par là même, pour que se fasse une synthèse par la votation, des débats vigoureux -mais dans les media plus que dans la rue, et qui se terminent dans des urnes plutôt que sur des barricades. Ce qui d'ailleurs ne dévalue ni la rue ni les barricades, ni la manifestation, ni la grève comme moyens de la démocratie directe. Et de la démocratie tout court.

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