A propos de la succession de Christian Levrat


La tête et la ligne

"J'ai été président du PS durant douze ans, ça use" : Christian Levrat ne se représentera pas à ce poste. Et chacun d'y aller de son bilan, en confondant le bilan du président du parti et celui du parti, comme si le sort du parti dépendait de son président, et la vie de Christian Levrat se résumait à sa présidence de parti. Et comme s'il suffisait de changer de présidence pour changer de ligne, de stratégie, de base sociale... Certes, en douze ans de présidence Levrat, le parti est passé de 19,5 à 16,8 % des suffrages. Presque 3 points de recul, ce n'est pas négligeable -encore que bien des partis socialistes et sociaux-démocrates s'en satisferaient. Mais les causes de ce recul sont bien plus profondes et plus anciennes que les choix de la présidence du parti, et ce recul lui-même a été entamé depuis bien longtemps. Ce n'est pas sous Levrat que le PS a commencé de perdre son électoral "ouvrier" (au sens large), c'est sous Hubacher. Et Hubacher n'en est même pas plus responsable que Levrat, dont la présidente de la Jeunesse Socialiste Ronja Jansen  estime qu'il a tout de même  largement "contribué à ce que le PS ne glisse à droite, comme cela s'est produit dans d'autres pays européens, avec les conséquences que l'on connaît, et dont Carlo Sommaruga considère qu'il a réussi à maintenir l'unité du parti -toujours fragile, au PS... "Une erreur serait de nous plonger dans des abîmes d'introspection", estime le président sortant. Il a raison, à ceci près qu'une analyse sérieuse de la situation du parti ne relève précisément pas de cette spéléologie nombriliste mais d'un préalable à la définition d'une ligne politique. Plus qu'au choix de la tête du parti.


La présidence du PS : un choix décisif, vraiment ?

"Nous avons besoin d'un changement à la tête du parti" socialiste, avait déclaré début novembre la Conseillère d'Etat Jacqueline Fehr. Et la semaine suivante, le président du parti, Christian Levrat, qui avait pris cette décision depuis plusieurs mois, annonçait qu'il ne se représentait pas, et qu'en avril prochain, le congrès du PSS décidera de la nouvelle présidence. Une décision qui n'est donc pas liée aux mauvais résultats du parti aux élection fédérales, d'autant que ces résultats ont été une (mauvaise) surprise pour Levrat lui-même, qui espérait au moins (comme le prévoyaient d'ailleurs les sondages) le maintien de sa formation, et admet "une part de responsabilité" dans son recul -tous les partis gouvernementaux ayant d'ailleurs reculé, le PLR et le PDC se trouvant même à leur niveau historique le plus bas. Cela étant, le PS reste de loin le principal parti de la gauche suisse, et, plus largement, du camp "progressiste" (lequel dépasse la gauche), son président a été l'un des élus fédéraux les plus influents (mais "lorsque vous êtes en fonction depuis douze ans, vous perdez en fraîcheur de que vous gagnez en poids politique") et le PS a été très présent dans les deux grandes mobilisations populaires de cette année, celle des femmes et celles sur l'urgence climatique. Ce qui pourtant ne l'a pas rendu vainqueur, nationalement, des élections fédérales...

Quand un parti monte, il monte forcément en faisant descendre d'autres partis -à commencer par ceux qui lui sont les plus proches, ou les moins éloignés. Raboté sur sa droite par les Verts libéraux (que l'aile droite du PS zurichois a rejoints) et sur sa gauche par les Verts, pour lesquels un électeur socialiste de 2015 sur dix aurait voté,  le PS suisse a donc reculé jusqu'à son plus bas niveau (16,8 %)  depuis un siècle. -Il reste tout de même la première force de la gauche de ce pays, à un niveau à rendre jaloux les socialistes et sociaux-démocrates des pays voisins. Dans le détail, et selon les sondages de sortie des urnes, le PS n'a conservé cette année que 67 % de ses électrices et électeurs d'il y a quatre ans, et entre 8 % (selon Sotorno) et 20 % (selon Leewas) de l'électorat vert de 2019 était un électorat socialiste en 2015. Les Verts s'étant clairement positionnés à gauche, le recul socialiste est moins amer pour les socialistes -il n'en est pas moins un recul. Or un parti politique, ni celui-là ni un autre, ne peut se dire innocent de ses échecs. Et le fait même que le PS ait reculé en faveur d'un parti qui, au plan suisse en tout cas, se positionne à sa gauche signifie bien que c'est précisément le positionnement "moins à gauche" du PS qui lui pose problème. Et que la digestion des couleuvres avalées par le parti pendant la législature (la RFFA, par exemple) se révèle finalement plus difficile qu'espéré -et qu'attendu, puisque les socialistes espéraient que leur positionnement social (sur les retraites et la sécurité sociale, notamment), et leur engagement dans la grève des femmes, allait leur permettre de ne pas reculer. Or ils ont reculé. Moins que socialistes français, allemands et autrichiens, pour ne rien dire des socialistes italiens...

"C'est peut dire que les forces syndicales et la gauche traversent une phase difficile en Europe", reconnaissait le président de l'USS, Pierre-Yves Maillard en décembre 2018 dans "Le Matin Dimanche", avant que d'affirmer que "le recul social n'est pas une fatalité", et que l'on peut "réunir des majorités sur des projets accessibles" : "une approche constructive avec les syndicats et une gauche pragmatique, c'est le meilleur rempart" contre l'extrême-droite. Reste à savoir ce qu'on entend par "gauche pragmatique"... Parce que si le "pragmatisme" devait consister en une acceptation  par principe de n'importe quel compromis parce qu'il est un compromis, le "pragmatisme" mènerait, logiquement, à une sorte d'interrogation existentielle : à quoi sert le Parti socialiste ? Un passé pas si passé est porteur de quelques enseignements :  Entre 1970 et 2000, en Suisse, le vote ouvrier pour le PS a été réduit de moitié alors qu'il était multiplié par six en faveur de l'UDC (le vote des employés en faveur de l'UDC étant multiplié par sept) : la priorité accordée par le PS aux thèmes environnementaux et sociétaux a été perçue par son électorat ouvrier comme un abandon de la priorité sociale d'amélioration des conditions de vie et des droits des travailleurs. La "haute conjoncture" des "trente glorieuses" n'a pas été qu'une période d'euphorie économique : elle fut aussi un moment de mystification politique, lorsque le PS et les syndicats semblèrent s'atteler exclusivement à la tâche de partager plus équitablement le gâteau de la prospérité. En 1971, les ouvriers votaient pour le PS dans une proportion supérieure de 45 % au score électoral global du parti : c'était plus qu'en Allemagne (37 % de plus) ou en Grande-Bretagne (+ 33 %), où le SPD et le Labour étaient le parti ouvrier historique, et évidemment beaucoup plus qu'en France (+16 %) ou en Italie, où les parti ouvriers étaient les partis communistes. Trente ans plus tard, le vote ouvrier en faveur du PS était inférieur de 20 % au vote socialiste global, alors qu'il  lui restait supérieur de 17 % en Allemagne. Et dès 1995, une partie importante du vote ouvrier s'est tournée vers l'UDC -une autre partie importante s'abstenant. A cette "prolétarisation" de l'électorat de l'UDC, que constate Line Rennwald répond la progression du PS dans les "classes moyennes" et auprès des salariés hautement qualifiés des secteurs sociaux, culturels, scientifiques et de l'enseignement -une catégorie sociale en croissance rapide, qui contraste avec la réduction quantitative de la classe ouvrière.

Alors sans doute la question de la succession de Christian Levrat à la tête du PS se pose-t-elle aux socialistes, mais ce n'est pas la plus décisive. On a nos préférences, mais elles importent peu : ce qui importe, c'est de savoir quel genre de parti présidera celle ou celui (ou celle et celui) qui succédera (ou succéderont) à son président actuel : un parti de gouvernement chargé de faire accepter par la la plus grande partie de la gauche) les compromis passés par le gouvernement, ou un parti de militants (et d'élus) décidés à faire passer la plus grande part possible d'un programme sociaAliste, et d'en convaincre les citoyennes et les citoyens de ce pays ?


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