Deux fois deux candidatures à la présidence du PS suisse


Les sociaux et les sociétaux ?

A trois semaines de la date limite pour déposer les candidatures à la présidence du Parti socialiste suisse pour succéder à Christian Levrat, deux duos paritaires se présentent à sa co-présidence : Mattea Meyer et Cedric Wermuth, Priska Seiler Graf et Mathias Reynard. Toutes et tous siègent au Conseil national. Pour Carlo Sommaruga, "Mathias incerne l'énergie du renouveau en Suisse romande". La présidente du PS vaudois soutient également la paire "complémentaire et combattive" Seiler Graf-Reynard. Un duo qui considère que "l'enjeu majeur pour les socialistes n'est pas de réinventer leur programme ni de changer leurs principes". Au fond, tous critères d'images oubliés, la paire Meyer-Wermuth ne dit pas autre chose, si elle le dit différemment : "il faut un renouveau à gauche pour un projet d'avenir. Pour une idée progressiste qui crée à nouveau de l'espoir" (avouons qu'on ne s'attendait pas à ce qu'une candidate et un candidat à la présidence du principal parti de la gauche suisse, deuxième parti national, se présentent comme porteurs d'un "immobilisme à droite pour un projet  réactionnaire qui crée de la désespérance"). Cette mise en concurrence de deux "tickets" révèle-t-elle un conflit de ligne ? Pas vraiment. Peut-être le duo alémanique a-t-il un profil, une image, "plus à gauche" (les deux sont issus de la JS -mais Reynard aussi), cependant il ne s'agit sans doute là que d'une image, et Reynard. lui aussi profilé sur la gauche du parti, se dit "très proche des positions de Mattea Meyer et Cedric Wermuth". On n'a donc pas affaire à un combat gauche-droite au sein du PS. Dans l'annonce de leur candidature, Priska Seiler Graf et Mathias Reynard écrivent que "le PS a une pensée unie, mais pas unique" : c'est joliment dit, mais à lire ce que les media ont publié des intentions des deux binômes. on croit tout de même distinguer des accents mis sur des priorités stratégiques différentes, mais pas exclusives les unes des autres (on parle de priorités, pas d'obsessions) : sociétales pour le "ticket" Meyer-Wemuth, sociales pour Seiler-Graf Reynard.

Pour une alliance des bobos, des prolos et des péquenots


Candidats à la présidence du PS suisse, Priska Seiler Graf et Mathias Reynard ambitionnent de faire retrouver par le PS sa base ouvrière perdue. Ils répondent ainsi à ce diagnostic de Thomas Piketty (dans "Le Matin Dimanche"du 22 septembre), qui vaut pour le PSS comme pour quasiment toute la gauche européenne :  : "les partis de gauche sont devenus à partir des années 90 les partis des plus diplômés -pas des plus riches, mais des plus diplômés. (...) S'inscrivant dans le programme d'émancipation par l'éducation, ils sont devenus les partis des gagnants du système éducatif". Or si vous pouvez déposséder les plus riches, vous ne pouvez pas "déséduquer" les plus éduqués. Et cette gauche diplômée se retrouve avoir plus de points, d'intérêts et de principes communs avec la droite diplômée qu'avec les classes populaires : "la coalition actuellement au pouvoir en France, qui regroupe les plus diplômés issus de l'ancienne gauche et les plus riches en patrimoine issue de la droite classique, c'est une façon de dire : on s'arrange entre nous et ces classes populaires qui votent Le Pen depuis vingt ans... elles nous emmerdent !". 



Contemplons en effet  ce qui constitue aujourd’hui (et depuis au moins deux décennies) la base sociale des partis socialistes et sociaux-démocrates, et désignons-la par son nom : la petite bourgeoisie. Une base sociale de rentiers et de fonctionnaires, de cadres moyens et d’universitaires, d’hommes et de femmes aux niveaux de revenu, de fortune et de salaire supérieurs à la moyenne nationale. Les jeunes, les salariés du secteur privé sont sous-représentés. Les personnes en situation précaires absentes. Les exclus, exclus. Qu’attendre d’une telle base ? Qu’elle redéfinisse le contrat social ? Mais le contrat social actuel est le sien, et sa redéfinition dans un sens socialiste, répondant aux attentes du mouvement social de contestation de l’ordre des choses et aux besoins des couches et de la classe dominées de la société, ne pourrait se faire qu’au détriment des intérêts, des situations, des acquis de cette petite bourgeoise, progressiste in pectore et conservatrice (quand elle n’est pas réactionnaire) in facto,  trop soucieuse de paraître ce qu’elle voudrait être (mais qu’elle n’est pas) pour risquer d’en perdre même la possibilité.

La petite bourgeoise consacre en effet une énergie et des ressources considérables à dresser entre sa propre réalité et elle-même un rideau de scène voilant la première à son propre regard : tournés vers eux-mêmes, le petit bourgeois et la petite bourgeoise n’ont qu’une crainte fondamentale : se donner à voir tels qu’ils sont –pire : se voir eux-mêmes tels qu’ils sont. La classe moyenne se joue comme au théâtre, au cinéma ou à la télévision, et, se jouant, elle surjoue pour remplir cet espace indistinct qu’elle occupe, entre un prolétariat dont elle nie l’existence pour nier le risque qui constamment pèse sur elle de « retomber » dans la « classe inférieure », et une classe dominante dont elle singe les comportements sans en disposer des ressources. Ne se voulant pas dominée mais l’étant tout de même, et ne pouvant être dominante mais se rêvant telle (et affirmant l’être par le nombre, quitte à tordre les statistiques), la "classe moyenne"  pète toujours plus haut que son cul. Adhérant totalement au primat du signe social d’intégration, elle ne craint rien tant que perdre les signes extérieurs d’une richesse  dont elle ne dispose pas, et les signes extérieurs d’un pouvoir qu’elle ne détient pas.

Les pauvres possèdent trop peu pour se soucier de valoriser le peu qu’ils ont ; les riches possèdent assez pour se permettre de gaspiller une part de ce qu’ils ont ; les classes moyennes, elles, possèdent assez pour perdre, et trop peu pour gaspiller. Le spectacle en lequel se donne la petite bourgeoisie, de Balzac aux « bobos » est le spectacle d’une recherche permanente de sécurité, la mise en scène du rêve d’ascension sociale… Stendhal, déjà, le notait : « la grande affaire est de monter dans la classe supérieure à la sienne, et tout l’effort de cette classe est d’empêcher (les membres de la classe inférieure) de monter ». On comprendra que sur cet océan de frustrations, de ressentiments, de peurs, ne peut politiquement se construire un mouvement socialiste –et que les mouvements anciennement socialistes qui, aujourd’hui, reposent sur une telle base ne peuvent plus garder du socialisme que le souvenir de leurs origines. 

Des sables mouvants peuvent-ils être une base sociale ? On ne construit évidemment pas un mouvement révolutionnaire avec Emma Bovary, Julien Sorel ou le Père Goriot –si on peut en construire un Jean Valjean (ou un mouvement anarchiste avec Vautrin). Le grand projet du petit bourgeois n’est pas de changer la société, mais de changer de place dans la société, ou à tout le moins de sauvegarder la place qu’il y occupe.  Et c’est faute de pouvoir le convaincre qu’ils sont capables de réaliser ce projet, et de sauvegarder cet acquis, que les partis socialistes et sociaux-démocrates voient leurs bases sociales et leurs bases électorales s’effriter, parce qu’ils ne reposent plus sur un mouvement social leur donnant légitimité.  La gauche socialiste ne sortira pas de cepiège méprisant sans l'alliance, de trois bases sociales : les bobos, les prolos, les péquenots. 

Un parti politique doit, s’il veut être autre chose qu’un appareil gérant des plans de carrière personnels, reposer sur un mouvement social qui lui préexiste et lui donne naissance : le mouvement socialiste préexiste aux partis socialistes, et c’est la disparition de ce mouvement qui condamne ces partis. Notre tâche est bien de faire renaître ce mouvement.

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