La gauche et les exonérations fiscales : Ethiques contradictoires


Le Conseil administratif de la Ville de Genève a donc  récemment donné au canton un préavis favorable à une exonération fiscale sur dix ans, au bénéfice d'une société (Komgo SA), créée par un consortium de banques et de sociétés actives dans le commerce des matières premières et dont les actionnaire vont de Shell à Paribas. Les deux magistrats socialistes ont soutenu ce préavis. Le Parti socialiste, municipal comme cantonal, a réaffirmé sa position, d'opposition à ce type d'exonérations fiscales, fussent-elles partielles et temporaires, surtout pour ce type d'entreprises. Les autres forces de gauche (les Verts, SolidaritéS, le Parti du Travail) ont défendu la même position. Et on se retrouve là, avec ces positions antagoniques prises par des magistrats et leur parti, dans une vieille contradiction : celle de l'éthique de vérité avec l'éthique de responsabilité. Sandrine Salerno  résume sa position (moins sa position politique personnelle que, sa position, son rôle, de magistrate municipale) ainsi : "Je dois appliquer la loi" -or un parti politique, non plus d'ailleurs qu'un Conseiller municipal, n'est pas tenu par une telle exigence, puisque n'étant ni l'un, ni l'autre, un agent de l'Etat. Ils peuvent donc dire "non" quand leurs magistrats disent "oui". L'auteur de ces lignes étant structurellement, pulsionnellement, oppositionnel, il choisira forcément l'éthique de vérité contre l'éthique de responsabilité. En étant cependant, en vieux lecteur (et praticien) du Droit à la Paresse, parfaitement conscient de ce que ce choix a de confortable. Et qu'il vaut mieux pour tout le monde qu'il puisse se draper fièrement dans la proclamation des fondamentaux du socialisme plutôt qu'avoir à gérer les finances de la capitale mondiale du monde mondial. 

Quand deux pragmatismes s'opposent


On aurait pu en débattre au Conseil municipal, mais la session s'est terminée avant qu'on puisse aborder la question des exonération fiscale soutenues (ce n'est pas lui qui les accorde, et sur 18 demandes d'allègements fiscaux, il a préavisé négativement sur quatorze d'entre elles) par la majorité d'une Municipalité à majorité de gauche. Alors, à défaut de débattre, on proclame : ce qu'il convient d'affirmer, c'est le rôle et la responsabilité d'un parti politique et de son groupe parlementaire. Dans le débat sur le préavis donné par l'Exécutif municipal genevois en faveur d'une exonération fiscale à une entreprise active dans le négoce des matières premières, le PS et ses groupes parlementaires cantonal et municipal ont l'un et l'autre exprimé une position claire d'opposition à de tels allégements fiscaux accordés à des sociétés qui n'en ont pas besoin pour rester à Genève, et qui ne contribue pas à la diversification du tissu économique genevois (35 % du PIB cantonal est assuré par les secteurs du trading et de la finance : c'est énorme : veut-on finir par dépendre de ces secteurs comme l'Algérie de celui du pétrole ?)  . Et plus claire encore, d'opposition à ces allégements lorsqu'ils se font au bénéfice de sociétés liées au négoce des matières premières -qui est précisément l'un des secteurs dont le poids dans l'économie genevoise est excessif et l'un des secteurs correspondant le moins aux besoins réels de la population de la région -le négoce des matières premières étant en outre co-responsable des dégâts environnementaux et sociaux considérables provoqués dans les pays d'où sont extraites les matières premières négociées. 


Il y a ensuite la question des pertes fiscales (si modeste qu'elles puissent être, elles sont de trop au regard des besoins) : on peut parler tant qu'on veut de justice sociale et climatique, si on n'accorde pas des moyens, forcément financiers, aux mesures devant traduire ce beau et double principe, on aura parlé dans le vide. Ces moyens financiers sont amenés aux collectivités publiques (locales, régionales, nationales) par l'impôt -autrement dit, quand on réduit l'impôt, on réduit la possibilité de traduire en actes concrets les belles proclamations sociales et climatiques. La Ville de Genève a perdu 50 millions de ressources fiscales à la faveur de la dernière en date des réformes fiscales cantonale et fédérale, la RFFA. 50 millions, ce sont des aménagements qu'on ne fera pas, des arbres qu'on ne plantera pas, des pistes cyclables en moins -en sus, évidemment, des places de crèche qu'on ne créera pas, des acteurs culturels qu'on n'aidera pas, des rénovations du parc immobilier qu'on reportera. Les allègements fiscaux, qu'il s'agisse de ceux de la réforme fiscale RFFA ou de ceux accordés au cas par cas (du genre de celui qui fait ici débat) sont à évaluer en fonction de ce critère des moyens à accorder aux collectivités publiques (et a contrario des moyens dont on les prive), en même temps que celui de la justice fiscale, l'impôt étant un instrument de redistribution des richesses au moins autant que de financement des collectivités publiques : celui payé par les contribuables de la Ville de Genève permet à la Ville de financer des prestations sociales (allocations de rentrées scolaires, allocations municipales complémentaires aux allocations cantonales et fédérales, places de crèche, subventionnement des abonnements de transports publics pour les jeunes etc...).


L'éthique de responsabilité, c'est celle de magistrats, de ministres, confrontés à un cadre légal contraignant, à des délais impératifs, à des nécessités matérielles. L'éthique de vérité, c'est celle d'un parti, de ses parlementaires (ici, les conseillères et conseillers municipaux), de ses militants, défendant un programme, des références politiques fondamentales, et même une idéologie (mais le mot est devenu quasiment une insulte, alors qu'il ne désigne qu'un ensemble d'idées structurées autour d'une idée force). Rien, jamais, n'abolira cette contradiction tant que le parti concerné choisira de prendre part à un pouvoir exécutif -le débat étant le même qu'il s'agisse de la présence de socialistes au Conseil fédéral, de socialistes et de Verts dans un gouvernement cantonal , de socialistes, de Verts et de "gauchistes" dans un exécutif municipal. Autrement dit, il est centenaire, récurrent et, sinon éternel, du moins pérenne. 

Deux pragmatismes finissent alors par s'opposer : celui de magistrats qui justifient leur soutien à une demande d'exonération fiscale par la création d'emplois et la recherche de l'attractivité économique de la collectivité politique dont ils ont la charge, et celui de partis politiques qui justifient leur opposition à de telles exonération par le besoin de ressources fiscales pour financer les engagements sociaux et environnementaux de cette collectivité, leur volonté de diversifier le tissu économique local et régional et la nécessité de réduire l'importance de secteurs dont les activités même sont contestables. Cette justification suffit à la légitimité de cette opposition : nous la réitérerons donc dans une séance ultérieure du parlement où nous sévissons et avons été réélu..


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